"On ne vit pas dans un espace neutre et blanc ; on ne vit pas, on ne
meurt pas, on n'aime pas dans le rectangle d'une feuille de papier. On vit, on meurt, on aime dans
un espace quadrillé, découpé, bariolé, avec des zones claires et sombres, des différences de
niveaux, des marches d'escalier, des creux, des bosses, des régions dures et d'autres friables,
pénétrables, poreuses. Il y a les régions de passage, les rues, les trains, les métros ; il y a les régions
ouvertes de la halte transitoire, les cafés, les cinémas, les plages, les hôtels, et puis il y a les régions
fermées du repos et du chez-soi. Or, parmi tous ces lieux qui se distinguent les uns des autres, il y
en a qui sont absolument différents : des lieux qui s'opposent à tous les autres, qui sont destinés en
quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou à les purifier. Ce sont en quelque sorte des
contre-espaces. Ces contre-espaces, ces utopies localisées, les enfants les connaissent
parfaitement. Bien sûr, c'est le fond du jardin, bien sûr, c'est le grenier, ou mieux encore la tente
d'Indiens dressée au milieu du grenier, ou encore, c'est - le jeudi après-midi - le grand lit des
parents. C'est sur ce grand lit qu'on découvre l'océan, puisqu'on peut y nager entre les couvertures ;
et puis ce grand lit, c'est aussi le ciel, puisqu'on peut bondir sur les ressorts ; c'est la forêt, puisqu'on
s'y cache ; c'est la nuit, puisqu'on y devient fantôme entre les draps ; c'est le plaisir, enfin, puisque,
à la rentrée des parents, on va être puni."
M. Foucault