Sale bête, sale nègre, sale gonzesse... Identités et dominations
Analyse du système des insultes

Ce que nous apprennent les insultes
Les insultes sont des mots ou des expressions toutes faites, dont le caractère offensant est immédiatement perçu par tous, et que l’on utilise pour attaquer quelqu’un à qui l’on s’adresse directement, en le rabaissant et en lui signifiant du mépris. Parce qu’il leur faut être immédiatement compréhensibles à chacun, elles négligent tout caractère réellement individuel pour ne se référer qu’à des catégories sociales : et c’est ainsi qu’elles sont une bonne source d’indications sur les rapports sociaux. C’est pourquoi elles sont normalisées (contrairement à celles, par exemple, qu’affectionne le capitaine Haddock, et qui justement font rire pour cette raison : elles ne sont pas effectives, ne seraient pas comprises et donc pas réellement offensantes), et aussi pourquoi elles sont particulièrement bêtes et mesquines : c’est que, comme d’autres aspects du langage mais avec plus de vivacité et clarté, elles expriment les catégories sociales déterminantes et l’ordre dominant.
Toujours, injurier quelqu’un consiste à l’attaquer en dévalorisant ou en niant l’image qu’il est censé (par le corps social) avoir de lui-même. Et si le ton de mépris ou de haine joue également un grand rôle, le contenu (la signification) de l’insulte n’est pas du tout indifférent : il obéit à des règles strictement codifiées et à des types bien définis, qui révèlent ainsi les rapports sociaux de domination et les représentations d’eux-mêmes que les humains acceptent (semble-t-il) si facilement.
Les insultes ont donc en commun d’attaquer une identité sociale de l’injurié, dans une situation de conflit. L’Espèce et le Sexe (mais la Race aussi) sont parmi les plus fondamentales de ces identités : ce sont des catégories sociales, qui apparaissent d’autant plus évidentes par elles-mêmes que leur rôle social est plus omniprésent, et qui permettent, au sein d’une société donnée, de classer des individus et de les remiser en divers paquets, avec des conséquences tout à fait concrètes. Ces catégories sont bien plus conventionnelles et arbitraires qu’il n’y paraît spontanément : ainsi, il y a cinquante ans, « blonde » ou « brune » (pour les individus remisés dans le groupe femmes) étaient des catégories très importantes, comme l’indiquent les chansons, mais qui n’existent plus aujourd’hui. Toujours est-il que les insultes sont des expressions abouties, et même souvent caricaturales, de l’omniprésence de ces catégories et des liens de hiérarchie qu’elles entretiennent, et qu’elles permettent donc dans un premier temps de s’en faire une idée (même si on peut perdre un peu alors le sens de la nuance).
Comme en fait je n’ai pas du tout l’intention d’entreprendre un inventaire exhaustif de tous les types d’insultes, et que je ne veux m’attacher qu’aux catégories existantes qui conditionnent le plus la vie des humains, ne vont m’intéresser ici que certaines d’entre elles, qui sont tout de même, et de loin, les plus fréquentes : les insultes racistes, sexistes, homophobes ou... spécistes.
Les insultes racistes
Les injures racistes traitent un Juif de youpin (ou sale Juif), un Noir de nègre (ou sale nègre), un Arabe de bougnoul (sale Arabe)... On a une bonne idée du statut de ces humains lorsqu’on remarque que pour les attaquer on ne les compare pas à « quelque chose d’autre », mais qu’au contraire on insiste simplement sur « ce qu’ils sont » : youpin signifie juif, nègre noir, etc., ces mots étant seulement plus explicitement péjoratifs. De même, « sale » n’est introduit que pour expliciter ce caractère péjoratif, « sale juif » par exemple ne signifiant pas « juif de la variété sale », mais « juif, donc sale ».
Dans notre civilisation « blanche », tout Blanc (non juif, du moins) sera épargné par les insultes racistes : car « blanc » n’est pas dévalorisant. Et je ne serai jamais traité ni de bougnoul ni de nègre, parce que me manquent les signes fondamentaux de cette « différence » qui collent à la peau d’autres et les distinguent négativement.
Les insultes sexistes
Les injures sexistes qui s’adressent aux hommes, elles, ont trait directement à l’appartenance de sexe (la catégorisation de sexe, en homme ou femme) ou prennent pour cible la sexualité (la catégorisation en fonction des préférences sexuelles).
Eh bien, lorsqu’on attaque les hommes directement en tant qu’hommes, on les traite... de femmes : gonzesse, femmelette, sans-couilles.... Par ailleurs on les traite aussi, ce qui est plus ou moins censé revenir au même, de « faux » hommes, d’hommes passifs, d’« hommes-femmes » en quelque sorte, en les assimilant à ceux n’ont pas la bonne sexualité (celle, masculine standard, qui fait un « vrai homme ») : pédé, enculé, tapette, tante...
Ainsi, bien que j’aie de façon indéniable un pénis, du poil au menton, etc., je peux encore être nié dans ma qualité d’homme : mes caractères physiques ne sont que des présomptions de mâlitude, insuffisantes pour me remiser ad vitam aeternam dans la catégorie « homme ». Il y faut aussi les attitudes dont la société estime qu’elles leur correspondent : virilité, hétérosexualité, courage, dynamisme (caractère actif et individuel), etc. Le fait d’être « un homme » ne semble pas aller autant de soi que celui d’être « un Noir ». Finalement, « homme » n’est pas du tout un attribut aussi « naturel » qu’il semblerait de prime abord ...
Par contre, le fait d’être femme l’est clairement plus, « naturel », puisque pour attaquer une femme en tant que telle on ne la traite pas d’homme, mais au contraire, on marque sa non-virilité, c’est-à-dire qu’on la traite en toute bonne logique de... vraie femme (putain, salope, gouine, connasse, pétasse, conne). De « vraie » femme, puisque, comme on sait, dans la représentation courante les femmes restent essentiellement mères ou putains, comme l’exprime la caricature machiste : « Toutes des salopes, sauf ma mère ! ». C’est le fait que l’on puisse injurier une femme en la traitant dans le fond simplement de femme [1] qui donne le plus clairement la mesure du mépris dans lequel sont tenus la moitié des humains.
De plus, contrairement à celle des « hommes », et comme celle des « Noirs », la catégorie « femme » est censée être « naturelle » : on n’en échappe pas (malgré quelques dérogations limitées, du type « elle a plus de couilles que beaucoup de mecs ») ; nul besoin d’un comportement particulier pour être une femme, le sexe biologique suffit (« on naît femme, on devient un homme »).
Les insultes spécistes
Et, enfin, on peut encore attaquer un humain quel qu’il soit dans son humanité : en le traitant d’inhumain (monstre), d’humain raté (avorton, taré, mongolien), ou d’un nom d’animal quelconque : soit chien, porc, âne, cochon... soit chienne, truie, dinde... (ici aussi le sexe reste trop déterminant pour être oublié). Ou bien encore on l’attaquera sur les attributs présumés de l’humanité, principalement la raison (fou), l’intelligence (âne, idiot, bête, imbécile, stupide, débile) ou... l’« humanité » (salaud, monstre, sans cœur).
Là aussi mon humanité, pourtant censée être fondée sur des signes biologiques évidents, peut m’être retirée, notamment si je ne satisfais pas aux critères de comportement requis. Elle n’est pas très « naturelle » non plus, et n’est pas acquise d’emblée...
J’appelle cette dernière classe d’insultes « spécistes », d’une part parce qu’elles s’attaquent à notre identité d’espèce, et d’autre part (mais cela est bien sûr directement lié), parce qu’elles font référence de façon péjorative à d’autres animaux qui sont, eux, dévalués parce que n’appartenant pas à la bonne espèce, celle de référence, l’humaine. L’adjectif « spéciste » est évidemment construit sur le modèle de « raciste » et « sexiste », et l’analogie faite ici est bien pertinente : bien que les humains sachent que les animaux ne parlent pas, les « sale bête » ponctuent volontiers les coups de pied d’un « maître » à son chien.
Voilà clos ce rapide tour d’horizon [2]. Les insultes qui jouent sur les identités sociales sans pour autant reprendre les schémas que l’on vient de voir sont peu nombreuses et visent généralement plus à se moquer (plus ou moins) gentiment qu’à réellement blesser. À peine peut-on encore parler d’insultes : ainsi, les seules qui traitent un humain mâle de mâle (par une référence au signe de mâlitude qu’est le pénis) sont bon-enfant et souvent affectueuses : couillon, cornichon, andouille. Ce sont en fait des variations humoristiques sur le thème de l’injure, qui ne sauraient se prendre véritablement au sérieux.
Insultes et appartenances
Ces différents types d’injures ont en commun d’attaquer l’individu, identifié à une catégorie sociale, dans cette appartenance même ; soit en la niant si son groupe est dominant, soit en insistant dessus dans le cas contraire. Elles l’attaquent donc non en tant qu’individu singulier, mais en niant sa singularité pour ne plus se référer qu’à son appartenance, fictive ou non, reconnue par lui ou non. C’est à travers la catégorie toute entière qui lui est attribuée que l’individu est censé être dévalorisé, et l’insulte ne l’atteint que si (ou parce que) lui-même adhère à cette catégorisation, c’est-à-dire accepte le jeu. Et il faut convenir que... ça marche ! (en notant par ailleurs que la haine, le mépris, la volonté de détruire dont l’insulte est vecteur sont aussi en soi déstabilisants, terroristes.)
Les insultes ont pour effet de verrouiller l’appartenance d’un individu, lorsqu’il s’agit d’un groupe dominé. Cette catégorie (noir, femme, bête...), identifiée à l’aide de « signes » anatomiques, est perçue comme « naturelle » ; l’individu ne peut donc en changer, et les insultes le remettront toujours à sa place. À l’inverse, les critères d’appartenance à un groupe dominant sont ressentis comme moins purement naturels, biologiques ; doivent s’y ajouter des critères de comportement obligatoires sous peine de déchoir et d’être remisé dans une catégorie dominée. Les dominants se perçoivent donc comme une catégorie naturelle et sociale, ou plutôt, comme une catégorie naturellement sociale, les catégories dominées étant, elles, vues comme purement naturelles [3].
Paradoxalement cependant, l’appartenance à la catégorie dominante est conçue comme la norme ; puisque le mot « homme » désigne aussi tous les humains, un homme est un homme tout court, et une femme est un homme plus, ou plutôt moins, sa féminitude. L’appartenance à une catégorie dominée est perçue comme faisant relief négativement sur la « bonne » communauté, la normale, celle de référence. Le fait d’être « un Blanc » par exemple est généralement un implicite, non formulé : il correspond directement à l’appartenance à la société, à la civilisation (la vraie !), à l’humanité typique...
Quand l’individu fait partie du groupe dominant, les insultes peuvent remettre en cause cette appartenance. Cela se fait peu pour la race (on traitera rarement un Français bon teint de bougnoul ; les nazis avaient cependant l’expression « enjuivé ») ; s’adressant à un membre de la catégorie la plus « normale » (un humain mâle bon teint), les insultes de loin les plus nombreuses sont celles qui contestent, à travers le comportement, l’identité sexuelle et celle d’espèce. La représentation que nous avons de nous-mêmes semble ainsi construite d’abord sur ces deux identités sociales fondamentales, dans une certaine mesure liées : l’identité sexuée et l’identité humaine, modes de représentation de nous-mêmes socialement imposés, correspondant à des statuts sociaux.
Cela se retrouve également dans nos vêtements et nos aménagements corporels (coupe de cheveux, etc.), uniformes bel et bien obligatoires en pratiquement toutes circonstances. Être vêtu est en soi symbole de notre humanité (obligatoire au moins en public), tout comme l’est la civilisation de notre corps (qu’on arrache à la « pure naturalité » en passant chez le coiffeur, par exemple). Les vêtements doivent en outre obéir à des critères plus ou moins stricts, ceux d’une époque et d’une civilisation, marquant ainsi l’appartenance à une culture donnée, et de façon indirecte encore à l’humanité. Enfin, last but not least, ils doivent être féminins ou masculins, et cela aussi est pour une grande part obligatoire [4].
Nos identités et nos statuts sociaux
J’entends par identité sociale une image de nous-mêmes qui nous est donnée par notre environnement social à la fois comme nature et comme modèle, à laquelle nous sommes tenus de nous conformer dès la naissance, et à partir de laquelle nous nous construisons : elle façonne notre attitude générale face au monde, face à nous-mêmes comme face aux autres, et nous pourvoit en valeur. Bien qu’elle ne nous détermine pas entièrement et que nous puissions prendre quelques libertés avec elle, il s’agit d’une image sur laquelle nous comptons trop en toutes choses et à laquelle nous sommes trop souvent ramenés par les autres pour pouvoir nous en débarrasser ou simplement en faire abstraction.
L’identité sera l’aspect subjectif du rôle social, et le rôle social l’expression dans les actes (objective) de l’identité. Tout individu a une identité d’espèce, de sexe et de race (et beaucoup d’autres encore, moins fondamentales, moins perçues comme « naturelles »), correspondant chacune à divers rôles sociaux, eux-mêmes liés à divers statuts sociaux. Dire à quelqu’un qu’il est peu humain (« complètement taré ! ») ou qu’il est un animal, qu’il est une femme, qu’il n’est pas de bonne race, peut le blesser sérieusement, et est couramment pratiqué dans ce but. Le fait même que celui qui se fait ainsi verbalement traiter le ressente mal est le signe de son mépris pour les non-humains, pour les individus qui ont un sexe femelle, pour ceux qui sont d’ailleurs. C’est aussi par contre le signe de son grand respect pour son appartenance à l’humanité, à son propre sexe, à sa propre communauté : quelle mine il fait, si on cherche à remettre en cause cette appartenance ! Et ce genre de pratique qui semble si dénué de sens, si absurde, qui consiste à traiter quelqu’un soit de « ce qu’il est », ou au contraire de « ce qu’il n’est pas », est en fait pris au sérieux par tous, ou peu s’en faut ! Qui, homme ou femme, blanc ou non, homo ou hétérosexuel..., aurait le réflexe d’éclater de rire, et de bon coeur, à s’entendre traiter d’enculé, de pétasse, de sale nègre, de porc ? Non, par delà le simple fait d’être haï ou méprisé, il s’agit bien en soi d’un mauvais traitement, face auquel l’âme fière pâlira et l’âme moins bien trempée s’empourprera. Une partie de la misère des humains ne se niche-t-elle pas là, dans cette difficulté à prendre une distance par rapport à ces images de soi-même ? Des images qui ne sont d’ailleurs même pas directement de soi, mais seulement du groupe auquel on est socialement identifié ! Quelle rigolade !
En fait, non, ce n’est certainement pas drôle, et ce n’est pas une simple histoire de mots. Rares sont ceux qui peuvent ne pas se sentir concernés ; car derrière les mots se cachent des différences de statut fondamentales, et selon celui qui nous est assigné nous pouvons être propriétaire ou esclave, bon vivant ou bien mort. Homme ou femme, je lirai le journal et rapporterai une paye plus élevée de moitié, ou ferai la vaisselle et torcherai la marmaille. Mâle homo ou hétérosexuel, on me crachera au visage ou je serai l’enseigne de la respectabilité. Humain ou animal (non humain), je jouirai de droits élaborés et ma vie sera sacrée, ou l’on pourra me faire ce que l’on voudra pour n’importe quel motif (comme me plonger vivant dans l’eau bouillante, si je suis classé truite ou homard !). Les mots désignent des réalités, des statuts qui ont une telle incidence sur notre vie et sa qualité, qu’il ne peut être indifférent à quiconque que l’on cherche à rabaisser la catégorie à laquelle il appartient.
Car toujours, dans un conflit, les injures sont potentiellement un premier pas. En assignant verbalement à un adversaire une position de dominé dans le système hiérarchique social (en lui rappelant sa position sociale réelle lorsqu’il s’agit déjà d’un dominé, ou en le ravalant à une catégorie inférieure dans le cas contraire), on le met en demeure de se soumettre ou de se préparer à être traité physiquement comme un dominé, récalcitrant de surcroît : c’est-à-dire, fort mal.
Les insultes, en nous renvoyant brutalement à nos identifications de groupe, renforcent celles-ci (et la hiérarchie entre elles), et ceci tant pour l’insulteur que pour l’insulté. Attaquer par exemple un humain dans son humanité, cela revient en fin de compte à renforcer l’obligation à laquelle je suis moi-même aussi soumis de me conformer à « mon » humanité, qui plus est au détriment des idiots, des handicapés ou des non-humains. Non merci.
Car les identités sociales font référence à des groupes (que j’appelle groupes d’appartenance) auxquels je suis censé appartenir et qui ont de ce fait des droits sur moi, sur mes agissements, etc. C’est pourquoi les insultes ne sont pas un problème en soi, ne sont pas le problème : elles n’en sont qu’une expression. J’aurais pu tout aussi bien parler du ridicule et de la peur qu’on en a si souvent. Les insultes ou la peur du ridicule sont un bon révélateur de notre enfermement à tous dans différentes catégories sociales, qui déterminent notre vie à tous les niveaux, et dont il est très difficile de sortir.
Être blanc, homme, et humain, c’est être inscrit comme dominant sur une échelle hiérarchique qui comprend, donc, aussi des dominés. C’est bénéficier de privilèges, matériels et identitaires..., dont de dominer d’autres, sans soi-même risquer de l’être. Mais c’est aussi toujours avoir sous les yeux l’exemple des dominés, de la façon dont ils sont traités, en sachant que si l’on cesse d’avoir les comportements requis par son groupe d’appartenance, on en sera exclu, et alors éventuellement passible des mêmes mauvais traitements.
Aspects communs des formes de domination
Toujours, les dominations présentent deux aspects, que l’on peut théoriquement isoler l’un de l’autre, mais qui dans la pratique sont souvent indissociables : un que j’appelle matériel (on pourrait aussi dire objectif), et un que j’appelle identitaire (on pourrait dire subjectif). Le premier consiste en une exploitation, une mise à son service du dominé par le dominant, qui vise à en retirer des avantages matériels, par l’utilisation de son corps, de sa force de travail, de son affection, etc. Le second aspect consiste pour le dominant à s’octroyer une valeur positive, supérieure, au moyen d’une dévalorisation du dominé : on ne peut se poser comme supérieur que relativement à autre chose, qu’il faut donc inférioriser, mépriser. Cette valorisation est en soi jouissive, source de plaisir.
Ces deux finalités de la domination sont généralement indissociables : pour plier quelqu’un à sa volonté, l’exploiter, et ceci sans problèmes de conscience graves, il faut l’avoir dévalorisé, avoir cessé de le considérer comme son égal. Mais inversement le fait d’utiliser quelqu’un, de le faire obéir à sa volonté, de l’obliger à devenir un instrument de nos propres besoins (quels qu’ils soient), indépendamment des siens, est une façon très efficace de le dévaloriser, de l’inférioriser, de l’humilier : donc de poser sa propre supériorité. Dans certains cas l’usage de la violence n’aura pas pour but l’exploitation matérielle, mais uniquement la dévalorisation : c’est ainsi que j’explique la consommation de la viande (où c’est l’exploitation matérielle qui a alors pour but la valorisation), et le sadisme des relations de pouvoir en général. De toute façon, que le but soit matériel ou identitaire, la domination s’exercera par la violence, effective ou simple menace explicite voire implicite ; et elle s’appuiera sur une idéologie justificatrice, forme sociale du mépris.
La domination, c’est la valorisation
Dans toutes les sociétés, la supériorité (dominance) sociale s’affirme symboliquement par le monopole, d’une part de l’usage légitime de la violence, et d’autre part, de la possession de biens. L’usage de la violence, et la possession de biens sont des annexes des individus dominants, ils leur sont constitutifs. C’est-à-dire que ce ne sont pas simplement des marques extérieures de leur qualité de dominants, mais des attributs inhérents, qui en font partie intégrante.
Les individus ne sont jamais appréhendés seuls, isolés de tout contexte : ils sont au contraire perçus à travers ce qu’ils ont, qui exprime ce qu’ils sont (ou ce qu’ils sont socialement censés être). C’est que je suis effectivement ce que je possède, ce qui, à des degrés divers, me constitue : mon corps, mes vêtements et autres objets, mais aussi mon caractère, mes projets, mes intérêts, mes sentiments, mon passé, mes relations, etc [5].
La possession de biens, c’est-à-dire, de choses qui sont perçues comme m’étant originellement extérieures, non propres, me permet, par leur annexion, leur appropriation, leur incorporation à mon individualité, de me poser relativement aux autres comme plus ou moins gros, plus ou moins puissant, plus ou moins riche en valeur(s) : ma valeur dépend de ce que je possède (au sens large) et peux faire valoir.
Ce sont bien sûr les biens les plus prestigieux qui confèrent le plus de valeur à leur propriétaire. Dans de nombreuses sociétés, lorsque les conditions s’y prêtent, les biens les plus prestigieux sont d’autres êtres vivants qui sont appropriés, annexés à leur propriétaire : animaux, enfants, femmes, esclaves. Propriétés d’un autre, ces individus n’ont pas eux-mêmes dans les cas les plus extrêmes de propriété du tout, y compris celle de leur corps ou de leurs traits de caractère, et n’existent pas socialement en tant qu’individus, que propriétaires.
Instrumentalisés, les dominés reçoivent des attributs d’instruments. Un tournevis est fait pour visser, fait par le fabricant. Une femme de même est faite pour faire des enfants, etc. : mais par qui ? Sa fonction procréatrice n’est pas façonnée par un humain ; c’est donc un troisième partenaire qu’on introduira, un partenaire complice, qui fait les femmes pour les hommes comme il pourrait aussi faire pour eux, mais ne fait pas, des tournevis : ce partenaire, c’est la Nature. Ainsi les dominés en général sont-ils naturalisés, faits par nature pour faire ou subir ce qu’ils sont obligés de faire ou subir [6].
L’autre versant de l’idéologie, qui en est l’exact contrepoint, concerne alors les dominants : ceux-ci se retrouvent valorisés, investis d’une valeur égale à celle dont sont dépossédés les dominés, individualisés à la mesure même de la dés-individualisation que subissent les appropriés, et enfin se posent, eux, comme étant leur propre fin : ils existent pour eux-mêmes, par eux-mêmes, etc.
La valorisation à travers les appartenances
Je n’ai jusqu’à présent parlé de la domination que sous un angle individuel (la domination d’un individu par un autre, visant à une exploitation matérielle et à une annexion identitaire). Mais, même si ce point de vue individuel n’est pas incompatible avec l’angle social, il reste insuffisant si l’on ne recourt pas à une analyse des rapports de l’individu à sa société, à son groupe d’appartenance.
Les rapports d’appartenance des individus sont contraints socialement, c’est-à-dire que, même si nous y trouvons plus ou moins notre compte, il existe une très forte pression sociale à nous conformer aux comportements correspondant au groupe auquel nous sommes censés appartenir. Mais nous trouvons aussi des avantages à cette socialisation : les diverses appartenances qui nous sont imputées nous donnent une sorte de contenu (on est homme, femme, humain... : c’est notre identité), assorti d’une valeur qui sera plus ou moins grande selon les appartenances en question, mais aussi selon la façon dont nous gérons le rôle (avec plus ou moins de brio et de conviction...).
Or, schématiquement, les groupes d’appartenance s’opposent deux à deux, selon un modèle dominant/dominé : blanc, non-blanc, homme/femme, humains/animaux ; ce modèle dominant/dominé correspond également grosso-modo aux dichotomies valorisé/dévalorisé, social/naturel, libre/déterminé...
C’est que la domination d’un groupe, d’une catégorie sociale, d’une classe, sur un-e autre, lui permet de procurer une identité, fonctionnelle socialement bien sûr, mais également valorisante, à ses membres : et elle lui permet de fonder sa cohésion, car cette identité et sa valeur, qui sont pour les dominants un privilège, leur sont communes et doivent être conquises et défendues contre ceux à l’encontre desquels elles s’établissent. Ce sont donc en grande partie leurs intérêts communs qui fondent la cohésion du groupe des dominants, qui assurent qu’ils se soumettront à leur fonction-statut social, étant entendu que pour ceux d’entre eux qui refuseraient de s’y soumettre, par exemple en remettant en cause la domination de leur groupe, il y a la réprobation-répression-pression sociale, qui peut être ouvertement contraignante, et aller jusqu’à la mort, l’exclusion ou la rétrogradation au statut de dominé, en passant par la ridiculisation. C’est ainsi que je m’explique que les insultes qui attaquent des dominants dans leur identité d’hommes ou d’humains se baseront volontiers sur leur non-adéquation aux comportements imposés par leur propre groupe.
Pour les dominés, il n’y a pas besoin du tout (ou moins besoin, c’est selon les cas) d’une cohésion de groupe (qui pourrait se révéler dangereuse pour les dominants) : c’est directement la contrainte exercée par les dominants qui jouera le plus grand rôle dans le fait que les dominés restent à leur place inférieure et exploitée [7] : c’est ce qui c’est passé pour les esclaves ou les indigènes des colonies, pour lesquels c’est la terreur plus que la propagande (dont faisait tout de même partie la christianisation) qui assurait la sujétion. C’est aussi la terreur plus que la propagande qui a assuré tant bien que mal la soumission du prolétariat aux conditions atroces des débuts de la révolution industrielle.
Toujours est-il que c’est la domination sur un autre groupe qui crée subjectivement le groupe dominant en tant que tel (et également le plus souvent matériellement, parce que c’est l’exploitation des dominés qui fonde très concrètement les conditions de vie des dominants). Ses membres se considèrent comme égaux (les aristocrates anglais s’appellent des « Pairs », par exemple), c’est ce qui les distingue des autres ; ils sont égaux : cela signifie qu’ils sont investis, à peu de choses près, de valeurs égales ; qu’ils ont accès aux mêmes privilèges (relativement aux dominés), dont le plus important consiste sans doute justement à se traiter les uns les autres de façon égale. La meilleure façon de se rendre palpable le caractère distinctif de cette égalité consiste logiquement à la mettre en contraste avec l’inégalité de traitement qui est l’essence des rapports de domination, et qui est réservée aux dominés [8].
Se livrer, donc, à des pratiques collectives humiliantes, dégradantes, dévalorisantes envers les dominés sera une bonne façon de resserrer les liens des dominants, de mettre en relief et leur rappeler les privilèges qu’ils partagent aux dépens des autres. Les pratiques en question sont celles qui vont instrumentaliser les dominés, et elles seront d’autant meilleures si elles font appel plus explicitement à la violence
L’analyse des insultes, de la logique qui leur est sous-jacente, nous montre que lorsqu’un homme insulte une femme en tant que femme, il se pose en contrepoint comme homme, comme appartenant à la catégorie des hommes, qui est alors clairement exprimée comme valorisée-valorisante. Lorsqu’un homme en insulte un autre en lui refusant sa qualité d’homme (en refusant de reconnaître son appartenance à cette catégorie), il se pose lui-même encore comme homme en valorisant cette appartenance. Quand un humain en traite un autre de non-humain (animal, sous-humain, etc.), il se renforce lui-même dans cette appartenance, etc.
Or, il se passe la même chose lorsqu’on quitte le niveau verbal pour gagner celui des actes : lorsqu’on maltraite quelqu’un, on le dévalorise aussi en se valorisant soi ; s’il s’agit d’un dominé, c’est alors une façon de bien inscrire son appartenance à lui à un groupe dominé, de la lui rappeler tout en se « prouvant » ainsi son appartenance à soi à un groupe dominant. Et si c’est un égal que nous maltraitons, nous lui faisons ainsi quitter la sphère des égaux, et nous assurons par contre que nous, nous en faisons bien encore partie.
À ce niveau, on peut mettre sur un plan d’équivalence des pratiques aussi diverses que le fait pour des garçons de siffler des filles, que les viols collectifs ou individuels, les ratonnades (d’homos ou d’immigrés...), les spectacles où des animaux vont être tués à coups de pierre ou autres (corridas...), ou encore le fait de manger de la viande... Les premières confortent les hommes dans leur appartenance à la classe des hommes, et confortent la valeur qui est associée à cette appartenance, les secondes confortent les humains en général (et plus encore, parmi eux, les hommes) dans leur appartenance à l’Humanité, en confortant simultanément la valeur qui lui est associée.
Mon propos est que la lutte contre les dominations passe donc aussi par la lutte contre les appartenances et les identités, puisque les dominations jouent un rôle de valorisation des identités et des appartenances des dominants, et que c’est là une de leurs raisons d’être.
Une loi récente par exemple interdit toute atteinte à la « dignité humaine » : je pense qu’un telle « atteinte » (non pas à la dignité d’un individu, bien sûr, mais à celle de l’Humanité) est nécessaire, qu’elle est un des axes que doit prendre la lutte pour l’égalité de tous les animaux ; car, une dignité humaine n’a de sens qu’en tant qu’elle est exclusive, qu’elle est dignité des seuls humains. Je ne vois pas sur quoi se base une telle valorisation de notre humanité... ou plutôt, malheureusement, je ne le vois que trop bien.
Yves Bonnardel
[1] « La Femme » est aussi valorisée, dans une mesure limitée, dans la représentation commune ; c’est pourquoi pour être péjorative, l’insulte doit se référer explicitement à son rôle globalement inférieur : « putain », « pétasse », etc. « Femme » tout court ne suffit pas. « Sale femme » peut aussi se dire, alors que « sale homme » serait complètement incongru. « Homasse », qui traite une femme d’homme, ne s’utilise guère lors d’un face-à-face.
[2] Vu le mépris dans lequel sont tenus les enfants et la domination qu’ils subissent, il est étonnant qu’il n’y ait pas d’insultes explicitement liées à l’infantilité ou la puérilité qui sont censées être leur nature d’enfant. Tout juste trouve-t-on les adjectifs « morveux » ou « merdeux », ou « pisseuse » pour les filles. S’il est clair que les enfants sont appropriés, dominés et niés férocement, sans doute respecte-t-on à travers eux le futur adulte, l’humain en devenir : notre futur pair.
[3] Cf. à ce propos « De l’appropriation... à l’idée de Nature », dans les CA n.11 (déc. 1994), qui expose les thèse exposées par C. Guillaumin dans Sexe, Race, Pratiques du pouvoir et idée de Nature (éd. Tierces, 1992) en les élargissant à tous les êtres appropriés, donc aux animaux non humains également. Ce texte est également disponible sur infokiosques.net
[4] Aujourd’hui les femmes peuvent s’habiller en hommes sans faire scandale, mais très rares sont les hommes qui revêtiront un uniforme féminin, si ce n’est « pour rire ». Ceux qui le font parce qu’ils le désirent sérieusement se verront, eux, agresser dans la rue. Cela en dit long sur l’actuelle prétendue égalité des sexes : les femmes peuvent dans une certaine mesure adopter des attributs ou comportements masculins auxquels correspond une certaine valorisation, mais l’immense majorité des hommes trouveraient ridicule de s’habiller en femme.
[5] Le verbe être procède de la magie verbale : en fait, je ne suis pas, je ne fais qu’avoir ; je ne vois pas comment rendre ce problème à travers le langage, qui est fondamentalement inapte à l’exposer. Disons, donc, que je ne suis pas autre chose que ce que j’ai, que ce qui m’est propre, qui est ma propriété, et que mon être n’est pas autre chose que mon avoir (les deux ne peuvent donc être opposés). Le mot essence vient du latin esse (infinitif du verbe être) : or je n’ai pas d’essence, pas de nature, rien ne peut prétendre à être en moi l’essentiel, mon vrai moi. (cf. le texte de Philippe Moulhérac, en page 19 de ce numéro des CA).
[6] Cf. encore Colette Guillaumin, op. cit., et Y. Bonnardel, « De l’appropriation... à l’idée de Nature », CA n.11, déc. 1994.
[7] Le cas de la domination des hommes sur les femmes est assez complexe de ce point de vue, car il fait rentrer en jeu beaucoup de paramètres différents, dont les conséquences se révèlent parfois contradictoires : le fait est que les femmes ont toujours été l’objet d’une propagande très importante visant à les convaincre elles-mêmes que leur place sociale était naturelle (peut-être parce que ce sont elles qui ont le rôle d’assurer en grande partie la perpétuation du système social par l’éducation des petits enfants) ; le fait est que la violence est par ailleurs tout de même très généralement utilisée à leur égard ; le fait est aussi que leur appropriation individuelle par un individu dominant (dans le mariage ou la relation de couple) leur fait (faisait) lier leurs intérêts immédiats à ceux de « leur » homme, et empêche (-ait) dans une large mesure une cohésion de classe de sexe effective...
[8] L’appartenance à un groupe dominant aura aussi des répercussions directes sur certaines catégories qui, sans être dominées et exploitées, seront néanmoins dévalorisées et méprisées : ainsi, si l’appartenance valorisée à l’humanité se fonde sur la domination—exploitation des animaux, elle implique aussi un mépris plus ou moins affiché des handicapés mentaux ou des idiots, qui, sans être pour autant particulièrement exploités, sont tenus pour des sous-humains, marginalisés dans les relations et objets de moqueries...

Qui êtes-vous ?

Règle pour la victoire : n'attaquer qu'après avoir gagné la bataille

L'Art de la guerre - Sun Zi
Ve siècle avant J.-C

Tant d'impacts sur cette toile résonnent aux cris des désespérés qui mériteraient une justice. Tant de pulsations numériques crient ces vérités exposées mais ne resteront que dans ces paquets pour transiter en étant filtrés inlassablement pour arriver sur des écrans où ils finiront explosés en pixels éphémères. Ces flux qui annoncent l'éveil de générations libérés d'une violente réalité resteront-ils sur cette toile ? Le prix est lourd en vie privée pour réaliser l'upload des consciences qui errent en ayant troqués leur réalité pour l'illusion d'une liberté. Combien d'appels aux hommes masqués seront une bouteille à la mer qui n'atteindra même pas le large car beaucoup ont vendus leur âme au diable pour quelques hits sur un compteur ou faire le buzz quelques heures. C'est la chasse dans la matrice, la cyber-guerre pour le gout du risque... Ils parlent tant de changer les choses que le temps ne leur laisse pas autre chose que de parler et commenter. Ils cherchent à savoir qui, quand, comment, mais la question reste éternellement ! Suis-je capable de lâcher ce venin qui coule aujourd'hui dans mes mots ? Celui qui annonce et dénonce, celui qui trahit par mes mots.
Ne cherchez pas il n'est pas là ! Parmi le silence on l'entend sur la fréquence de flux encore inconnus; là tapis dans l'ombre et évitant bien la lumière des buzz, des rumeurs ou encore des projecteurs. Il aiguise sa lame, trace son chemin, chemine parmi les gigaflops et les pétaoctets pour atteindre son but; restant fluide au travers des firewalls et insensible aux traceurs. Sa lame tranche sans résistance car il n'est pas là, il n'existe pas, c'est tantôt un spoof tantôt un hack et pour finir il n'est pas là... enfin.. on ne le sait pas. La seule chose qui ne fait pas de tout ça une légende urbaine est qu'au final il y a Impact ! Alors on sait qu'il était là ! bits après bits on infléchit la direction et la couleur des flux qui amèneront la matrice à rejeter ce venin qui gangrène le cyberespace pour le pourrir en cybercash !

Pendant ce temps dans la matrice certains tricotent en mailles bien serrées les camisoles que tant s'arrachent en croyant êtres aux premières places. Ils ont juste oubliés le sens des phrases telles que "Nous n'oublions pas" ou "Nous ne pardonnons pas" car pour le reste le doute n'existe pas ! Nous sommes là où vous ne regardez pas...

Evey : Qui êtes-vous ?
V : Qui ? « Qui » n'est autre que la forme qui résulte de la fonction de « Qu'est-ce que », et ce que je suis c'est un homme sous un masque.
Evey : Ça, je le vois.
V : De toute évidence. Je ne mets pas en doute ton sens de l'observation, je ne fais que mettre en exergue le paradoxe qui est de demander à un homme masqué qui il est.
Evey : Oh ? D'accord.
De la mécanique du nazisme

Au  lendemain  du  Traité  de  Versailles,  l'Allemagne  se  retrouve  humiliée

politiquement  et  punie militairement  pour  ce  qui  concerne sa  politique  extérieure;

dans le cadre de la situation interne , le Pays assiste à la montée du nationalisme d'un

côté  et  l'avancée  du  pouvoir  de  partis  socialistes  et  ouvriers  de  l'autre.  Un  peu

partout on  assiste  à la  création de  comités ouvriers  et d'organisations réclamant le

pouvoir  souverain  dans  les  mains  du  peuple:  la  Constitution  de  la  nouvelle

Allemagne fédérale fera du peuple le souverain, mais la République de Weimar n'en

sera pas pour autant épargnée.

Si les  comités ouvriers  et les syndicats de gauche réclament le pouvoir  au peuple,

l'armée et les partis de droite font appel à la honte de la défaite, faute des dirigeants

civils  qui  ont  trahi  le  Pays,  et  à  la  nécessité  du réarmement;  en  criant  à  la  honte

contre le gouvernement qui a signé le Traité et en refusant de le respecter l'armée se

libère de toute responsabilité et peut ainsi se constituer en tant que force à l'autorité

autonome et qui, seule, peut contraster le gouvernement.

A côté de l'armée et au début de manière autonome on voit la montée d'organisations

à  caractère  paramilitaire, les  corps francs,  qui  assumeront  une importance  capitale

pour  le  développement  du  national­socialisme  et  pour  ses  liens  avec  l'armée

officielle.

A côté de la force militaire et de la propagande contre le désarmement la Reichswehr

peut s'appuyer sur la loi qui en fait un organe libre de toute soumission au pouvoir

politique du gouvernement et sur la détermination de son comandant, le général Von

Seeckt,  qui  ne  cache  pas  ses  projets  de  faire  de  l'armée  un  Etat  dans  l'Etat;  le

problème  reste  constitué  par  la  présence  de  ces  corps  spéciaux  qu'il  s'agit  de

reconduire dans les rangs officiels.

Dans  ce  contexte  la  Bavière  se  présente  comme  le  refuge  de  l'extrême  droite

nationaliste;  on  y  retrouve  différents  petits  groupes  et  sociétés  secrètes    parmi

lesquels le parti hitlérien qui compte en 1923 environ cinquante mille partisans; les

thèmes  communs restent  l'antiparlementarisme,  l'antisémitisme  et  la  préférence  du

principe  du  chef  providentiel;  les  ennemis sont  déjà  les  communistes  et  les  juifs

responsables de la défaite allemande et de la honte que le peuple aryen a du subir

face au monde entier.

A  cette  époque  l'exposant  majeure  du  mouvement  autonomiste  bavarois  est  un

homme  de  nom  Von  Kahr,  un  monarchiste  fidèle  à  la  dynastie,  qui  organise  à

l'automne  1923    une  sorte  de  coup  d'Etat  contre  Berlin  afin  de  proclamer

l'indépendance de la Bavière; toutefois même en disposant d'une division armée et

de l'appui initial  de Von Seeckt, il renoncera  à l'opération  devant l'accuse  de Von

Seeckt même de vouloir animer une guerre civile: en ce moment ce sera Hitler qui

osera défier le  chef de l'armée  en réalisant l'assaut de la brasserie de Munich le 8

Novembre  de la même  année. Il s'agit là  d'énorme  bluff  politique    qui  ne recevra

d'ailleurs  un  bon  accueil  (la  Reichswehr  interviendra  pour  arrêter  Hitler  et

Ludendorff), mais qui servira pour comprendre comme l'Allemagne soit de plus en

plus soumise à la force et à la volonté de l'armée.

C'est seulement en 1926 que le Président Hindenburg prendra le contrôle suprême de

l'armée.

Martin Broszat[23] met l'accent sur le rôle significatif joué par le pouvoir militaire

dans la confirmation et la légitimation du naissant parti National­socialiste; le conflit

initial  entre  la  Reichswehr  et  les  corps  paramilitaires,  notamment  les  premières

formations S.A., considérées comme dangereuses car illégales, se transforme au fur

et  à  mesure  en  pacte  d'alliance  supporté  par  le  même  sentiment  de  déception  et

d'humiliation conséquent le désarmement de la République.

Au même temps les forces politiques de gauche et de droite préparent la voie pour

l'escalade du mouvement hitlérien qui profite d'un coté de la faiblesse de la droite

traditionnelle  représentée  par les Nationaux  Allemands  (DNVP)  et de l'autre  de

l'incapacité  du  parti  Social­Démocrate  (SPD)  de  tenir  vive  l'adhésion  des  masses

populaires et des ouvriers. La gauche ne fait que se proposer comme l'héritière de la

défaite militaire qui a donné naissance à la République, la droite classique perd de

son coté l'appui des industriels qui semblent intéressés par la propagande nationaliste

et  anti­libérale  du  mouvement  national­socialiste; si  le  D.N.V.P.  veut  continuer  à

faire partie des jeux politiques doit songer à ouvrir les portes à Hitler.

Face aux polémiques au sujet de la politique étrangère menée par le gouvernement

socialiste Hugenberg  n'hésite  pas  à  appeler toutes les forces  de  droite  à se réunir,

alors qu'il refusera la collaboration pour un gouvernement mixte avec le SPD lors de

la crise des années 1929­1930.

De  cet  état  d'ingouvernabilité  le  parti  national­socialiste  tirera  les  meilleurs

avantages  en  se  proposant  à  la  fois  comme  défenseur  des  valeurs  de  la  nation

allemande et porteur du vrai mouvement révolutionnaire qui offrira aux ouvriers le

respect et la dignité d'être les forces vives du Volk germanique.

"Né,  comme  la  République,  de  la  défaite  allemande,  le  nazisme se  développe  en

position  antagoniste  avec  elle  puisqu'il  symbolise  le  refus  de  cette  défaite  et  de

l'alignement  sur  les  conceptions  démocratiques­libérales  qui  en  a  été  la

conséquence."[24]

A partir des années 1928­1930 le mouvement hitlérien profitera au même temps de

l'exclusion du SPD des décisions du gouvernement, exclusion permise par la loi sur

les pleines pouvoirs du président du Reich Bruning et par le recours incessant aux

décrets  de  loi,  et  de  l'incapacité  de  la  droite  de  gagner  la  confiance  des  électeurs

populaires, mais surtout il gagnera les sympathies des industriels qui se révéleront

par la suite, avec l'armée, les plus fidèles souteneurs de la politique nazie.

La  nature  dangereuse  et  indomptable  du  parti  National­socialiste  sera  évidente  à

toute  la  classe  politique  de  droite  lors  de  la  première  offre  de  participation  au

gouvernement  proposée  à  Hitler  par    Schleicher  au  sein  du  gouvernement

présidentiel Hindenburg en 1932.

Le refus de Hitler montrera bien comme son but était en réalité la conquête de la

Chancellerie  et  l'élimination  de  tout  adversaire  pouvant  lui  empêcher  l'escalade;

Scheicher sera d'ailleurs une des premières victimes.

Le succès du National­socialisme fut obtenu finalement grâce à l'appui de l'armée et

de  l'Industrie  mais aussi  grâce  à l'habilité  de la propagande  hitlérienne  qui sut

prendre la place des partis ouvriers et

gagner les rues au moment où le mouvement socialiste semblait avoir abandonné ses

thèses  révolutionnaires  et s'être  réfugié  dans  le système  parlementaire,    d'ailleurs

incapable de conclure des accords satisfaisants avec le patronat.

Le NSDAP put ainsi récupérer l'idée révolutionnaire et en profiter pour convaincre

les masses de la nécessité d'une révolution radicale  contre les  abus du  capitalisme

financier;  d'emblée  les  puissants  patrons  de  l'industrie  lourde  purent  trouver  leur

allié.

La propagande incessante et les nombreux rassemblements du mouvement dans les

rues, spectacles  publiques  où  l'on répétait maintes fois  les mêmes  discours  contre

l'insuffisance  du  système  parlementaire  et  la  politique  antinationale  des  sociaux­

démocrates  dirigés  par  les  intérêts  des  Juifs,  permirent  à  Hitler  de  gagner  un

auditoire assez large et différencié.

Dans  Mein  Kampf    Hitler  insiste  sur  la  nécessité  d'opposer  à  la  politique  des

sociaux­démocrates les mêmes armes dont ces derniers se servent pour subjuguer les

masses:  l'élimination  de  toute  doctrine  adverse  et  l'emploi  de  la  violence  visant  à

semer le désordre lors des rassemblements des autres partis.

"Si  à  la  Social­Démocratie  s'oppose  une  doctrine  mieux  fondée,  celle­ci  vaincra

même si  la  lutte  est  chaude,  à  condition  cependant  qu'elle  agisse  avec  autant  de

brutalité"[25].

De l'analyse et des méthodes de la doctrine social­démocrate il conclut que la clé de

compréhension  de  ce  parti  mensonger  est  dans  la  connaissance  du  peuple  qui  le

représente: les Juifs  dont l'identité social­démocrate  cache  en réalité la  vraie force

motrice du mouvement: le marxisme.

C'est ainsi que les deux ennemis capitaux du peuple allemand sont réunifiés dans un

seul  cadre  idéologique,  politique  et social  qu'il faut  anéantir.  Seulement  à  travers

cette  lutte  primordiale sera  donné  à  tous  les  allemands,  et  premiers  les  allemands

d'Autriche  dominés  encore  par  des  étrangers,  de se  réunir sur  le  même sol  et se

retrouver avec la mère patrie.

Pour vaincre tous ces ennemis de la nation il faut encore s'attaquer au

système parlementaire qui se révèle incapable de gouverner car composé de forces

hétérogènes  qui  s'annulent  mutuellement  et  qui  se  soustraient  au  principe  de

responsabilité  par  le  biais  du  mécanisme  des  voies  et  des  consultations  qui

empêchent de prendre des résolutions efficaces.

Un tel système de décisions plurielles ne peut fonctionner que si les hommes qu'on

considère  comme  les représentants  du  peuple se révèlent  être  des  génies, mais  en

réalité il s'agit d'individus médiocres  et sans qualités, représentants  et gouvernants

qui n'ont aucune compétence réelle et qui se déchargent à toute occasion, par le titre

même de leur fonction, de toute responsabilité personnelle en matière de décisions.

La  responsabilité  ne  peut  être  que  personnelle  et  l'institution  du  Parlement  qui

soumet  toute  décision  à  la  discussion  et  au  consentement  de  la  majorité  de

l'assemblée  prive  le  pouvoir  de sa force  qui réside  dans  le  courage  des  actions  et

dans la fermeté des résolutions.

Ce  dont  la masse  a  besoin  est  d'être  instruite  et  guidée  par  une  doctrine ferme  et

unique qui puisse lui donner les moyens de choisir son représentant, mieux son chef,

afin de lui confier la direction déterminée du Pays et les pouvoirs pour veiller à sa

sauvegarde et à son bien­être.

Ce  principe  du  chef  et  de  la responsabilité  personnelle sera  aussi  la structure sur

laquelle le parti nazi s'organisera; en dépit de sa configuration hiérarchique et rigide,

il fonctionne sur  un seul  principe:  l'imitation  et  la  participation  à  la figure  et  à  la

personne du Führer; le fondement du pouvoir nazi et sa capacité extraordinaire de se

faire principe de conduite et de pensée pour chaque individu comme pour

l'ensemble de la nation, demeure dans le caractère exceptionnel de la puissance des

relations interpersonnelles entre les représentants de l'autorité et les sujets du pouvoir

(dans le sens objectif de ce génitif).

L'autorité  joue  ici  un  rôle  presque  mythique  par  rapport  à  la  détermination

personnelle  et  personnifiée  du  pouvoir;  ce  pouvoir  reflète  à  redondance  le

sensationnel et le sacré de l'esprit du chef, de l'élu qui ramènera l'être allemand à sa

représentation authentique, le volk racial allemand.

Chaque représentant, chaque fonctionnaire chargé de l'exécution du pouvoir ne sera

rien  d'autre  que la  personnification  du Führer  dans l'échelon  vers la réconciliation

totale avec le Moi sacré et l'Histoire: chaque moi recherche dans cette imitation du

modèle à s'approprier de l'histoire pour en faire mais surtout on dirait pour en avoir.

Lors du plébiscite du 12 Novembre 1933 qui suivait la décision de Hitler de quitter

la  'Société  des  Nations',  on  voit  comment  le  Führer  s'adresse  aux  allemands  en

soulignant l'importance de la fois dans les décisions du gouvernement qui ne peuvent

être que l'expression du vouloir et des besoins du peuple même.

"Homme  allemand  et toi, femme  allemande,  apprécies­tu  la politique  de ton

gouvernement et es­tu prêt à la reconnaître comme l'expression de ta propre volonté

et à en faire profession de fois solennelle?"[26].

Broszat souligne aussi l'importance de la figure du chef comme emblème de l'unité

du  système  dans  le  domaine  conflictuel  des  relations  entre  le  parti  et  l'Etat;  à

l'intérieur de la dialectique nazie de l'être et du devenir de l'Etat, de son concept et de

sa  pratique  institutionnelle,  c'est  le  Führer  charismatique  qui  incarne  la  synthèse

formelle et matérielle du pouvoir, de sa représentation comme de sa production.

Hitler se situe dans un terrain d'indépendance et d'exception aussi bien par rapport au

parti qu'à l'Etat qu'il ainsi sabote et reconstruit de manière factice.

La nazification de l'appareil  administratif  constitue l'élément  central de la  création

du noyau entre le parti et l'Etat; au même titre l'étatisation du parti marche au pas de

l'entrée  des  fonctionnaires  dans  l'organisation  du  NSDAP:  le  parti  devient  le

représentant de la loyauté et de la fidélité à l'Etat.

A  cela  l'on  peut  ajouter  la  réorganisation  de  la  police  qui,  devenue  police

administrative,  se  charge  de  la  recomposition  sociale    au  travers  d'un  réseau  de

contrôle et gestion qui s'occupe aussi bien de la sphère publique que de celle privée

et familiale.

Si l'Etat est réaménagé  dans le parti avec la nazification des fonctionnaires, le parti

se retrouve reconduit à l'Etat et même soumis a celui avec la décision juridique de

faire du NSDAP un organisme de droit publique, c'est­à­dire dépendant de l'autorité

et des lois de l'Etat.

La  relation  devient  alors  volontairement  contradictoire  et  permet  finalement  au

Führer de garder à la fois tout le pouvoir sur l'Etat en tant que organe de légitimation

et  de  légalité  et  d'utiliser  le  parti  comme  organe  de  propagande  et  de  conscience

collective qui assure le

consensus de la population.

"Hitler, à cette époque (1933­34), avait à l'esprit deux choses lorsqu'il recourait à la

formule 'fusion du parti et de l'Etat': d'abord, une subordination claire du parti à la

direction de l'Etat puis, après la disparition de la dynamique partisane venue de la

base,  la  transformation  du  NSDAP  en  une  organisation  de  masse  (qui  obéirait

exclusivement au Führer omnipotent) dont la tache était d'étendre et de multiplier la

puissance du pouvoir central dans le domaine de la propagande et de l'organisation

et de la politique gouvernementale "[27].

Hitler  lui­même  explique  quel doit être le rôle de la propagande  dans la période

initiale  de la conquête  du pouvoir  et la différence  entre  ceux qu'il  appelle  les

membres  du  parti  et  ceux  qui  sont  voués  à  en  rester  les  partisans;  les  membres

doivent s'occuper de diffondre par les moyens de la propagande les idées du parti

parmi le plus grand nombre d'individus et ainsi les faire devenir des partisans. A ces

derniers on ne demandera que de croire en la nouvelle doctrine et de se conformer à

ses  directives  pour  qu'elle  puisse  s'affirmer  d'une  manière  absolue  sur  toutes  les

autres. Il est toutefois indispensable que le nombre des membres soit autant restreint

que  possible  car  il  ne  faut  pas  oublier  que  le  point  de  force  du  mouvement  doit

résider dans la volonté ferme de

réaliser les idées fondamentales de la doctrine; le petit nombre de ces gens d'action

doit servir à empêcher les disputes et les jalousies internes et donner l'image résolue

de l'unité et de la clarté des buts et des moyens pour la constitution du futur nouvel

Etat racial.

C'est ainsi que les divers führers doivent opérer à la propagande et à l'action afin de

donner à l'Etat la forme de l'organisation voulue par les idées du mouvement.

On  ne serait  donc sous­estimer  l'importance  de  la  présence  d'hommes  d'exception

qui  portent  en  eux  la  conscience  exacte  et  la  volonté  déterminée  propres  à  la

réalisation  du  but  véritable  qui  est  la  vie  du  peuple  allemand  de  race  aryenne;  il

faudra donc que l'éducation des masses sache discerner entre les esprits ordinaires,

aptes à l'obéissance, et les esprits d'exceptions voués au commandement et chargés

des tâches les plus importantes.

Il est aussi devoir de ces hommes d'être à la hauteur de leur fonction en se portant

toujours  responsables  de  chacune  de  leurs  actions;  dans  ce  même  but  toutes  les

décisions  devront  être  le  résultat  de  la  volonté  de  ces  quelques  chefs  et  tous  les

organismes faisant partie des institutions gouvernementales n'auront  autre fonction

que d'organes de recherche et de consultation.

La décision ultime sera acte de volonté d'une seule personne et non pas accord des

demi­volontés du plus grand nombre.

De même il en va par l'organisation de l'Etat en fédération: il est impossible que le

Reich raciste se compose d'une multiplicité d'Etats se réclamant de leur souveraineté

nationale; le Reich allemand doit tendre

à s'identifier à la nation allemande et s'organiser en fonction de ce qui est son but

ultime et sa raison d'être: la pureté et la sauvegarde de la race. Dans telles conditions

il  est impensable  que les Etats particuliers puissent se distinguer  en vertu de leur

politique,  car elle sera nécessairement  la même,  mais plutôt  en fonction  de leur

attitude et de leur travail en vue de la réalisation de la tâche commune à tous: l'Etat

raciste allemand.

Facteur d'union sera alors le service obligatoire dans l'armée qui permettra au jeune

allemand  de  connaître  tout  le Reich  et  de  comprendre  que  le Reich  est  une seule

nation et que c'est pour la destinée et l'existence de cet être commun qu'il est appelé

à s'exposer au sacrifice absolu de la mort.

Dans  ce  contexte  l'acte  fondamental  de  l'usurpation  légale  du  pouvoir  et  de  la

soumission de l'Etat au principe du chef reste la loi sur les pleines pouvoirs ('L'Acte

d'Habilitation du 23 Mars 1933) votée par 441 députés, qui donne à Hitler tous les

pouvoirs en matière législative sans le soumettre à aucune obligation et contrôle de

la part du Reichstag; il détient ainsi, seulement trois mois depuis l'arrivée au pouvoir,

les  pouvoirs  législatif  et  exécutif  et  il  est  nommé  chef  de  la  police. Cet  acte  voté

encore  sous  la  présidence  de  Hindenburg  légitime  l'unification  totalitaire  et

totalisante du rôle de Chancelier du Reich et de Président dans les mains d'un seul

homme qui peut maintenant se proclamer chef suprême de l'Etat et de la nation.

C'est grâce  à  cette territorialisation des organes de l'Etat  et des pouvoirs suprêmes

que  Hitler  peut  arriver  à  créer  toute  une  série  d'institutions  gérées  par  des

fonctionnaires  et  des secrétaires  d'Etat  qui,  donnant  une image très  hiérarchisée  et

ordonnée  du  pouvoir,  lui  permettent  d'opérer  dans  ce  que  l'on  verra  être  le  vrai

visage de l'Etat nazi: un Etat biopolitique qui fonctionne dans le terrain, cher à Karl

Schmitt, de l'exception.

Une dernière suggestion à ce sujet nous vient de Broszat lorsqu'il pose l'accent sur le

poids politique de l'unification de la police et des S.S.; la fusion globalisante de la

police d'Etat en tant que police administrative et de la police d'action chargée de la

permanence  de  l'ordre  donne  à  Hitler  le  dernier  élément  qui  lui  permettra  de

contrôler  la  totalité  de  l'Etat  en  s'appuyant  sur  un  système  de  gestion  à  la  fois

policière et administrative, sans avoir à soumettre à ces tâches l'armée officielle qui

restait hostile à une filiation trop stricte avec le régime.

"Si ce slogan (solution finale de la question juive) devint le terminus technicus d'une

opération  secrète  planifiée  au  niveau  de  l'Etat­major  général  et  parfaitement

organisée,  ce  fut  parce  que  l'idéologie  nazie  fut  l'objet  d'une  bureaucratisation

policière menée dans le cadre de la fusion de la SS et de la police"[28].

Au  sujet  de la réorganisation  nazie  de l'Etat,  Franz  Neumann[29]organise  un

discours  centré sur une sorte de conflit  entre la conception  et la fonction de l'Etat

d'un coté et la théorie pluraliste de la société de l'autre.

Une société pluraliste est alors une société où l'Etat est remplacé et même déplacé

par  une  segmentation  en  particules  individuelles,  en  plusieurs  organismes  qui

s'emparent  de  la  direction  d'un  secteur:  c'est  la  typologie  d'une  organisation

bureaucratique  de la société  où l'administration prend les pleins droits  et pouvoirs

sur l'Etat qui n'est réduit qu'un pur organisme parmi d'autres.

"Une  fois  réduit au rang d'un quelconque organisme social, et privé de sa force de

coercition suprême, seul un contrat entre les corps sociaux indépendants dominant

la  communauté  permet  de  satisfaire  concrètement  les  intérêts  communs(...)  Or,

puisqu'en fait  cette société  est antagoniste, la doctrine pluraliste  est  condamnée à

plus ou moins  long terme à l'échec. Ou bien un groupe social s'arroge le pouvoir

souverain pour son propre compte; ou bien, si les divers groupes se paralysent et se

neutralisent  mutuellement,  la  bureaucratie  d'Etat  devient  toute­puissante,  et  plus

encore  qu'auparavant,  parce  qu'elle  a  besoin  de  moyens  de  coercition  bien

supérieurs pour contrôler d'importants groupes sociaux que des individus isolés et

inorganisés"[30].

Pour  l'auteur  c'est  cette  discreditation  de  l'Etat  et  le  concours  et  l'appui  des  plus

importants trusts  économiques  et de l'armée qui  a permis  à Hitler de s'emparer du

pouvoir et de constituer une nouvelle forme d'Etat.

Neumann  accuse  exactement  les  forces  institutionnelles  de  l'Etat  qui  ont  permis

qu'un homme arrive à usurper les garanties juridiques suprêmes qui font l'essence et

la consistance d'un Etat.

"Les tribunaux n'étaient que trop heureux d'oublier le principe fondamental de toute

démocratie et de tout Etat: le pouvoir de coercition ­ l'armée et la police ­ doit rester

monopole de l'Etat et un groupe ou une personne n'a pas droit de prendre les armes

pour défendre l'Etat, même sous prétexte de le sauver, à moins d'y être invité par le

pouvoir souverain ou qu'une guerre civile ef ective n'ait éclaté"[31].

Si Hitler a réussi à s'approprier de l'Etat et en muter l'identité et la consistance c'est

que l'Etat weimarien n'était déjà plus qu'une institution précaire et prête à succomber

devant  la  force  et  l'abus  de  tous  ceux  qui  auraient  eu  assez  de  pouvoir  pour  le

renverser.

L'apparente  forme  absolue  de  l'Etat  nazi  n'est  que  l'illusion  d'un  totalitarisme  qui

masque  en réalité  l'absolutisation  d'une  vision  du monde  qui, elle,  affecte  et crée

l'ordre social et politique; cette vision du monde est l'idée raciale appelée à produire

et à légitimer l'Etat et ses fonctions.

L'Etat  légitimé  par  le  volk  racial  est  désormais  l'Etat  de  droit  dépouillé  de  toute

autorité  comme  de  toute  garantie  de  liberté,  livré  à  l'idée  national­socialiste  et

aménagé au travers d'une série de délocalisations administratives et policières.

L'Etat totalitaire devient, sous l'organisation nazie, un Etat biopolitique qui fait de la

vie, mieux d'une  certaine vie, son  centre  et sa raison d'être; la vie raciale, le sang

d'un peuple devient le principe de toute action politique et de toute mesure juridique;

ce pouvoir qui s'exerce sur la vie, en fonction d'elle et pour sa sauvegarde, se donne

le droit de massacrer et d'effacer de l'ordre du réel toute vie qu'il n'estime pas digne

d'exister. Mais encore, ce droit de mise à mort se fonde et se justifie naturellement,

et c'est là que l'on arrive au centre de la thèse biopolitique, en fonction et à travers la

vie même.

C'est  pour  cela  qu'il  nous  parait  difficile  de  considérer  l'Etat  nazi  comme  un Etat

totalitaire;  en réalité on pourrait dire que tout gouvernement tend plus ou moins  à

une sorte de totalisation du pouvoir, car toute politique gouvernementale, visant la

gestion et le contrôle d'un ensemble constitué par une population et un territoire, a

besoin d'exercer un pouvoir qui doit être le plus étendu possible, recouvrir toujours

plus  de  zones,  ne  rien  laisser  en  dehors  de  son  organisation  et  tendre  à  la

connaissance de plus en plus détaillée de cet ensemble au niveau publique aussi bien

que  privé.  Plus  un  Etat se  dirige  dans  le sens  d'un  exercice  du  pouvoir  à  la  fois

général  et  particulier,  plus  il  tend  à  être  totalitaire,  assurant  ainsi  sa  fonction  de

gouvernement des vivants; or, l'Etat nazi est caractérisé par une tendance totalitaire

qui  s'appuie  et  se  produit  au  nom  d'une  catégorie  de  vivants  définie  par

l'appartenance  à une race spécifique qui décide du droit; l'Etat de droit devient ici

l'Etat du droit naturel de la race qui fonde le droit juridique.

L'intérêt et la singularité de l'Etat nazi réside dans ses fondements raciaux  et non pas

dans sa caractérisation totalitaire; l'Etat nazi aurait pu être totalitaire sans être pour

autant la mise en jeu de l'existence d'un peuple en fonction du droit et de la légitimité

liés à son sang.

"La notion fondamentale c'est que l'Etat n'est pas un but, mais un moyen. Il est bien

la  condition  préalable  mise  à  la  formation  d'une  civilisation  humaine  de  valeur

supérieure, mais il n'en est pas la cause directe. Celle­ci réside exclusivement dans

l'existence d'une race apte à la civilisation"[32].

Ce n'est alors pas l'Etat qui fonde la valeur d'un peuple, mais c'est bien l'existence

d'une  race  supérieure  qui  rend  possible  la  création  d'un  Etat;  sans  cette  race

supérieure rien ne pourrait exister et le monde serait voué à l'anéantissement suivant

la  dégénérescence  dérivée  de  la  présence  de  races  inférieures  et  incapables  de

dominer.

C'est  ainsi  que  Hitler  nous  montre  ce  que  pour  lui  reste  l'illusion  et  la  cause

d'insuccès de toute politique qui tend à la protection de la nation et du peuple sans

prendre en compte l'idée raciale; tous les partis qui font appel au germanisme  sont

voués à l'échec car il se basent sur une

idée foncièrement fausse du rôle de l'Etat. C'est mecomprendre la fonction de l'Etat

que  de  le  considérer  comme  un  groupement  de  sujets  soumis  à  l'action  d'un

gouvernement; ici le but de l'Etat sera de se justifier avec le concours des membres

du gouvernement et la passivité de la masse désintéressée, l'Etat devient un but en

lui­même.

Au  même  titre,  un  tel  Etat,  faisant  de  la  langue  nationale  le  moyen  de  la

germanisation  du  Pays  et  de  l'exaltation  du  peuple,  montrerait  de  confondre

l'essentiel et l'accessoire; l'appartenance à un peuple est une affaire de sang et non

pas de langue; germaniser des peuples de sang impure équivaudrait à souiller le sang

aryen et à lui empêcher de mener le combat sacré pour sa vie et pour la domination

du monde.

Le mélange du sang des peuples inférieurs avec celui de la race supérieure ne ferait à

la longue qu'affaiblir la race dominante et finalement la langue commune ne serait

qu'une  langue  allemande  parlée  par  des  étrangers  ou  des  métis  et  ne  servirait

qu'exprimer leurs idées qui, par nature, ne peuvent rien avoir de l'esprit germanique.

Il suffit pour Hitler de voir à ce propos le cas des Juifs qui parlent allemand et qui ne

font  en réalité  qu'utiliser  cette langue  pour  exprimer leurs mensonges  et mieux se

camoufler  parmi les Allemands de sang aryen et faire partiellement oublier les traits

de leur nature inférieure et dangereuse.

"Par suite, le but suprême de l'Etat raciste doit être de veiller à la conservation de la

race primitive, dispensateurs de la civilisation, qui font la beauté et la valeur morale

d'une  humanité supérieure. Nous,  en  tant  qu'Aryens  ne  pouvons  nous représenter

d'Etat  que  comme  l'organisme  vivant  qui  constitue  un  peuple,  organisme  qui  non

seulement  assure  l'existence  de  ce  peuple,  mais  encore,  développant  ses  facultés

morales et intellectuelles, la fait parvenir au plus haut degré de liberté"[33].

Dans  cette  configuration  biopolitique Hitler  détient le pouvoir  absolu  de vie et de

mort sur la nation et sur chacun de ses membres, comme sur l'Etat et ses institutions,

il décide de la nécessité  et de la valeur de la vie  aussi bien que des moyens de la

produire et de l'améliorer; son devoir de préserver le Volk surhumain lui confie le

pouvoir suprême de légiférer sur la vie en fonction de son utilité, de sa rentabilité et

de l'estimation de sa durée.

Ce pouvoir est tellement absolu et autofondant que le peuple lui­même ne peut pas le

délégitimer;  le  vieux  concept  de  souveraineté  populaire  qui  s'exerce  à  travers

l'expression de la volonté générale est ici destitué en faveur de l'idée de race et de la

mission  spirituelle  pour  laquelle  et  l'Etat  et  le  peuple  existent.  En  se  proposant

comme  l'élu  du  destin  qui  doit sacrifier sa  vie  pour  amener  la  race  aryenne  à  la

découverte  de  ses  origines  et  de  son  essence  supérieure,  Hitler  incarne  la  figure

mythique  du roi­pretre  qui reçoit son  investiture  directement  de  Dieu  et  qu'aucun

homme  peut  destituer  sans  défier  les  puissances  de  la  Nature  qui  ont  daigné  le

peuple de son condottiere.

Neumann commente au sujet de la nature divine du pouvoir du chef:

"La  prétention  charismatique  des  dirigeants  modernes  fonctionne  comme  un

procédé  conscient,  destiné  à  engendrer  l'impuissance  et  le  désespoir  parmi  le

peuple, à abolir l'égalité, et à lui substituer un

ordre hiérarchique où le chef et son groupe partagent la gloire et les avantages du

numen. Il est même plus ef icace que le charisme de la royauté primitive: les chefs

ne sont plus ni déposés ni tués s'ils ne réalisent pas leur promesse de délivrer leur

peuple du mal. Ils ne relèvent plus du 'do ut des'. Le charisme est devenu absolu et

demande que l'on obéisse au chef, non pour l'utilité de ses fonctions, mais pour ses

dons prétendus surhumains"[34].

Strictement  liée  au  caractère  mythique  de  la  fonction  du  chef  et  à  la  mission

spirituelle  de  l'Etat  raciste  est  la  politique  de  l'espace  vital  et  de  la  lutte  pour

l'existence,  lutte  déterminée  par  la  condition  naturelle  de  tous  les  peuples  qu'ainsi

mettent à l'épreuve leur droit à la vie.

Neumann nous rappelle une des orientations géopolitiques de l'époque élaborée par

le géographe Ratzel:

"L'une de nos grandes tâches consiste à développer une conscience populaires des

grands espaces. Un peuple dont l'horizon se borne à un petit espace est condamné à

dépérir"[35].

L'Etat  raciste  doit se charger  de donner  au peuple  aryen  l'espace  nécessaire  au

développement  de  toutes  ses  ressources  et  ne  pas  hésiter  à  occuper  les  autres

territoires qui appartiennent à des peuples inférieurs qui ne se sont pas montrés à la

hauteur de leur mission ou qui sont trop décadents pour être faiseurs d'histoire. C'est

ainsi que par loi naturelle les peuples sont destinés à une lutte sacrée où la mise en

jeu est le droit d'existence qui porte avec soi le droit de s'emparer du sol; à la base de

telle lutte primordiale il y a l'instinct de conservation qui est propre à tous, mais qui

se manifeste d'une manière différente selon le degré de civilisation de chaque race.

Dans  les  peuples  de  race  inférieure  cet  instinct  ne  va  pas  au­delà  du  caractère

individuel  et  n'est  pas  tourné  vers  l'intérêt  suprême  de  la  communauté  nationale

comme chez les peuples de races supérieure; pour ces derniers le sens propre et la

valeur  de  la  lutte  pour  la  conservation  de  la  vie  réside  dans  l'amour  pour  la

communauté qui pousse au sacrifice extrême des intérêts particuliers et de sa propre

vie en vue de mener la lutte absolue pour montrer la supériorité de la race et le droit

de soumettre les peuples inférieurs et de les utiliser pour les besoins de la civilisation

qui est appelée à faire histoire.

Ce sentiment propre aux races supérieures est ce que Hitler appelle idéalisme.

En ce sens les Juifs qui ont comme bien d'autres peuple l'instinct de conservation, ne

son  pas  pour  autant  doués  d'idéalisme;  leur  instinct  n'est  qu'égoïsme  et  ils  sont

complètement  dépourvus  de  tout  esprit  de  sacrifice  et  de  toute  amour  pour  la

communauté.

Ils ont été toujours soumis à la culture des autres peuples qu'ils utilisaient de manière

parasitaire, comme le sol; en réalité ils ne sont pas non plus des nomades, car chez

ces derniers c'est la pauvreté du sol qui les pousse à se déplacer et ils sont pourvus

d'un sens très précis du travail; tout  cela manque  aux juifs qui ne  cherchent pas  à

créer les conditions pour le progrès de la communauté mais se complaisent de vivre

de manière égoïste comme des parasites dans les pays et les territoires d'autrui.

Ce manque  d'idéalisme  est  aussi  considéré  comme la  cause  de l'absence  d'un Etat

juif car la lutte pour la conquête du territoire ne peut être conduite que par un peuple

doué du sentiment de la  communauté de race  et de sang  et du sacrifice pour  elle;

c'est  ainsi  que  le  pouvoir  croissant  de  la  juiverie  mondiale  se  manifeste  dans  le

domaine  économique:  les  juifs  se  sont  emparés  de  l'économie  allemande  en

s'emparant  des  sociétés  par  action  et  des  activités  dérivant  du  prêt  et  de  la

spéculation financière.

Tout cela ne fait qu'affaiblir l'Etat allemand et l'industrie lourde qui se

retrouvent sous l'emprise des banquiers juifs; de même ils se sont infiltrés dans les

masses populaires des ouvriers de ville qui vivent dans des  conditions misérables;

les  juifs se sont  présentés  à  eux sous  le masque  du marxisme  et se sont  imposés

comme porte­parole de la question ouvrière.

Le  peuple  juif  n'est  donc  pas  un  peuple  digne  de  l'existence  car  il  lui  manque

l'idéalisme  nécessaire  pour  entreprendre  la  lutte  pour  la  vie  et  il  est  par  contre

imprégné de l'esprit mensonger qui lui permet à la fois de se manifester comme le

représentant du capitalisme financier et du bolchevisme international. Le manque de

racine  au sol   fait  de  ce  peuple  un  danger  capital  pour  tous  les  autres  peuples  et

surtout pour les allemands car le but de ces gens est de s'infiltrer sordidement, de se

mélanger  avec  les  populations  du  lieu  et  de miner  ainsi  les  bases  de  leur  essence

authentique  et  de souiller  leur sang    pour  que  à  la fin  ils  puissent  affirmer sur  le

monde entier le traits néfastes de leur nature vile et mensongère.

Contrairement  aux  juifs,  le  peuple  allemand,  doué  de  cet  idéalisme  qui  vante ses

racines dans l'antiquité romano­germanique, est appelé à s'engager dans la lutte pour

l'existence,  il  doit  être  prêt  à  se  sacrifier  pour  accéder  aux  grands  espaces  dont

l'ambition  rendra  compte  de  la  puissance  du  Moi  et  lui  permettra  de  s'affirmer

comme le peuple dominant faiseur d'histoire.

Le  moi sacré  doit se  montrer  à  la  hauteur  de  la Weltanschaaung  propre  à  l'esprit

aryen qui lui impose de chercher l'espace vital nécessaire à l'accomplissement de sa

destinée et à la sauvegarde de sa race supérieure.

Pour  être  le  peuple  qui  incarne  et  produit  à  l'infini  le Moi  de  l'histoire,  le  peuple

allemand  doit  montrer  comme  l'expansion  dynamique  de  son  territoire  est

indispensable à la production d'hommes supérieurs voués à la domination;  au même

temps  l'Allemagne  est  appelée  à  produire  des  vies  afin  de montrer  que son  esprit

toujours en expansion a le droit naturel de prétendre à d'autres espaces, même à ceux

qui appartiennent déjà à d'autres peuples lorsque ces derniers ne se sont pas montrés

dignes de les posséder et de les garder.

Le droit naturel  de s'approprier de ces espaces dérive alors du fait que dans la lutte

pour  la  vie  il  y  a  des  peuples  qui  ont  entretenu  une  relation  non  dynamique    et

décadente avec leur territoire, manque de dynamisme qui les destine à la disparition,

à  la  non  existence  qui  affecte  les  vies  qui  ne  se  sont  pas  révélées  digne  de  se

reproduire.

"La doctrine de l'espace vital prépare le terrain sur le plan idéologique, tandis que

la  politique  démographique,  en  accroissant  numériquement la race  des seigneurs,

fournit la base matérielle de cette politique"[36].

Il  y  a  une sorte  de  cercle  qui  tourne  à  l'infini sur  lui­même  entre  la  politique  de

production de la vie, la politique de natalité, qui doit justifier de l'espace vital qui est

à son tour l'a priori pour légitimer et produire le sujet sacré; la présence d'un grand

espace  qui  doit  témoigner  de  la  grandeur  du  peuple,  organiquement  lié  à  son

territoire,  crée  une  vie  digne  d'être  qui  est  à  la fois  le  produit final mais  aussi  la

condition sine qua non de la production de cette même vie.

En  d'autres termes la  politique  de  natalité  exerce  déjà  et  comme son  principe  une

sélection  qui  doit  amener  à l'existence  de la seule race  qui s'est montrée digne de

vivre; l'espace vital est déjà voué à légitimer une race que l'on a, a priori, nommée

sacrée.

La politique de l'espace vital cache celle de l'impérialisme continental qui trouve sa

justification scientifique dans la pratique démographique et dissimule la biopolitique

de mort réservée  à tous  ceux  qui  n'ont  pas  dans la  vision  du monde  nazie  droit  à

l'existence  ­  production  incessante  de  vie  et  de  mort,  de  territoires  et  de

territorialisations.

"Si un peuple succombe dans sa lutte pour les droits de l'homme,  c'est qu'il a  été

pesé sur la balance du sort et a été trouvé trop léger pour avoir droit au bonheur de

l'existence dans ce monde terrestre. Car celui qui n'est point prêt à lutter pour son

existence, ou n'en est pas capable, est déjà prédestiné à sa perte par la Providence

éternellement juste.

Le monde n'est point fait pour les peuples lâches"[37].

Encore,

"Jamais  un Etat  ne fut fondé  par l'économie  pacifique, mais toujours il le fut  par

l'esprit  de  conservation  de  la  race,  que  celui­­ci  s'exprimât  dans  le  domaine  de

l'héroïsme ou dans celui de la ruse et de l'intrigue; dans le premier cas, il en résulte

des  Etats  aryens  de  travail  et  de  culture,  dans  l'autre,  des  colonies  parasitaires

juives"[38]

Si souverain et digne d'être est seulement le peuple allemand de race aryenne et si,

en vertu de cette supériorité, il peut usurper le territoire d'autres peuples, c'est que la

politique nazie a remplacé le droit international et le droit d'autodétermination par le

droit  naturel  et mystique  de la force;  cette  substitution  n'aura  pas seulement  des

répercussions en politique étrangère, mais sera aussi la base pour la politique interne

vis à vis des populations non allemandes présentes sur le territoire du Reich.

Si souverain par nature est le peuple racial et si cette souveraineté implique la non

légitimité  du  droit  international,  la  politique  raciale  s'appliquera  aussi  bien  aux

communautés raciales  non  allemandes  qui  entravent,  avec leur  présence sur le sol

allemand, la croissance et l'amélioration de la race élue.

Le droit d'autodétermination des peuples sera reconnu par la vision hitlérienne de la

politique internationale seulement en fonction de sa soumission au droit de la race; il

est  essentiel  à  ce  sujet  l'opération  de  légitimation  de  l'annexion  de  l'Autriche  au

territoire du Reich. Ici Hitler fait appel justement à ce droit d'autodétermination en

vertu  duquel  la  population  allemande  résidente  en  Autriche  a  le  droit  naturel  de

vouloir se réunir à la mère patrie et ce droit naturel doit être reconnu aussi par tous

les autres Pays de l'Europe en fonction du principe à

l'autodétermination.

Bien évidemment ce principe, qui ne repose pas sur le droit international mais sur le

droit racial, ne trouve pas de justification lorsqu'il s'agit de défendre le droit au sol

des peuples et des territoires envahis et annexés par le Reich: ici le principe est rendu

nul  par  l'incapacité  montrée  par  ces  populations  de  compter  parmi  ceux  qui  ont

gagné le droit à l'existence.

Le  droit  du sol  et  le  pouvoir souverain  des  Etats sont  ici  remplacés  par  le  droit

naturel de la race, le sujet allemand devient le Sujet absolu qui s'approprie du monde

en s'appropriant  d'une  forme  politico­juridique,  le  Reich  nazi,  qu'il  transforme  en

vérité absolue de l'histoire.

Le Sujet aryen est en train de compléter la construction et la légitimation de son Moi

historique; la plénitude de son  existence s'affirme sur l'anéantissement   existentiel

du non aryen; sur le plan politique et juridique, la substitution de l'Etat raciste à l'Etat

de  droit  implique  la  suprématie  de  l'ordre  normatif  sur  l'ordre  strictement

constitutionnel et légal.

Aux garanties inaliénables offertes par un ordre juridique protégé par l'autorité et la

neutralité  de  l'Etat,  le  Reich  nazi  substitue  un  ordre  de  normes,  de  pratiques

juridiques et policières qui visent à la construction d'un univers normalisé où tout ce

qui ne rentre pas dans la typologie de la norme établie est voué à la disparition.

Instrument  essentiel  de  cet  organisation  normative  est  le  système  de

bureaucratisation  qui se révèle  être la synthèse  sociale  et politique  du

renouvellement  de l'organe  administratif  qui englobe  d'un coté les nouvelles

pratiques liées aux sciences statistiques de contrôle de la population et, de l'autre, le

tout aussi nouveau rôle de la police chargée de la gestion et de la surveillance de ce

processus d'uniformisation du matériel humain à l'idée raciale.

Le  pouvoir  s'exerce  alors  sur  l'homme  en  tant  que  sujet  à  la  fois  global,  la

population,  et individuel, les sujets privés,  à travers un  chemin  à double direction,

praticable toujours dans les deux sens, qui tend à la globalisation dans le général et à

la molécolarisation  dans  l'unité;  en fonction  de  ce  processus  double  qui  ne réfute

qu'une  seule  chose,  l'anonymat,  le  sujet  est  au  même  temps  identifié,  contrôlé,

produit et reproduit jusqu'à ce qu'il puisse renvoyer et se renvoyer dans la forme de

l'universel qui lui donne droit à l'existence. Le particulier est sublimé dans le schéma

universel d'un pouvoir globalisant qui ne laisse rien en dehors de lui sinon des vies

improductives et indignes destinées par nature à la suppression.

"Le  national­socialisme se  devait  de  pousser  à ses  extrêmes  limites  le  processus

caractéristique  de  la  structure  sociale  moderne:  la  bureaucratisation  (....),  la

bureaucratisation  est  en  fait  un  système  fonctionnant  à  la  fois  dans  les  sphères

publique  et  privées,  dans  l'Etat  comme  dans  la  société.  Les  rapports  humains

perdent  leur  caractère  direct  pour  revêtir  celui  des  rapports  médiatisés  où

l'intermédiaire, détenteur d'un pouvoir plus ou moins assuré, dicte autoritairement à

l'homme sa conduite"[39] .

Au sujet de ce système globalisant d'exercice du pouvoir, il nous semble important

de  rappeler  la  stricte  relation  entre  le  parti,  l'armée  et  l'industrie,  qui  assure  le

contrôle absolu de toutes les sphères de l'Etat et qui permet, au travers des pratiques

administratives  et  des  interventions  policières,  la  réalisation  de  l'Etat  total  ­  une

biopolitique sociale et économique qui sert à justifier et à soutenir la guerre totale, la

colonisation sociale et la sélection raciale.

La  rationalité  politique  de  tel  processus  nous  parait  bien  expliquée  par

Neumann[40],

"l'armée  a  besoin  du  parti  parce  que  la  guerre  est  totalitaire.  L'armée  ne  peut

organiser la totalité de la société et laisse ce soin au parti. De son coté, le parti a

besoin  de  l'armée  pour  gagner  la  guerre  et  par  là  consolider  et  puis  élargir son

propre pouvoir. L'une et l'autre ont besoin de l'industrie monopoliste pour garantir

la poursuite de l'expansion. Tous tris ont besoin de la bureaucratie pour réaliser la

rationalité technique sous laquelle le système ne serait fonctionner".

On  a alors  une mécanique  qui se base sur plusieurs  éléments  à la fois:  la

globalisation sociale, c'est­à­dire une territorialisation totale et absolue des vécus et

des relations humaines, un procédé d'atomisation des sujets particuliers qui empêche

tout sentiment de  communauté qui ne soit pas la sublimation dans l'idée volkisch,

une  politique  démographique  d'élitisme racial  et  biologique,  pour finir  tout  un  art

discursif  qui  sert  de  propagande  et  qui  produit  la  conscience  et  l'intelligence

nationales.

Le tout est finalement surcodé dans le mythe de la sacralité de la destinée collective

du peuple qui est appelé par les forces de l'histoire et de la nature à accomplir son

devoir de guide et de maître.

Pour  réaliser  ce  type  de  contrôle  total  sur  la  population  et  sur  les  individus,  la

politique nazie a besoin de s'approprier de tous les domaines du social, en partant de

l'espace­temps  du  travail  de  chacun  et  de  tous  pour finir  dans  les  lieux  du  cercle

familial,  en passant par les modes  et les temps de l'éducation scolaire  et militaire;

rien ne doit être  laissé hors du contrôle et de la gestion de ce camp total d'exercice

du pouvoir où la normalisation et la disciplinarisation passent par la reconversion de

toute activité et de toute pensée dans l'idée raciste et nationale.

"(...) nous devons prévoir les cadres dans lesquels s'insérera la vie entière de chaque

individu. Tous ces gestes et tous ses besoins doivent être réglés et satisfaits par la

communauté,  dont  le  parti  est  l'expression...,  l'individu  ne  s'appartient  plus....Le

point important est que, propriétaires ou ouvriers, ils sont eux­mêmes la propriété

de  l'Etat...  Notre  socialisme  va  beaucoup  plus  loin.  Il  ne  change  rien  à  l'ordre

extérieur des choses, mais il ordonne toutes les relations de l'individu avec l'Etat ou

la  communauté  nationale. Il  établie  toute  discipline  dans  le  cadre  d'un  parti.  ou,

plus exactement il crée l'ordre dans un Ordre"[41].

Dans ce cadre d'organisation, il y a d'un coté la valorisation de l'individu privé avec

la  gestion  et  le  contrôle  des sphères  personnelles  de  la  vie  de  chacun,  de  l'autre,

l'annulation totale de  cette même personne privée lorsqu'elle  est  appelée  à se faire

expression de sa fonction sociale  et publique. Ainsi dans les lieux de travail il  est

nécessaire de constituer une organisation hiérarchique où l'individu, qui est  valorisé

dans la sphère privée,  est  anéanti sous le poids de la fonction qu'il  exerce  et dans

laquelle il doit se résumer. Chaque sujet à sa place et pour chacun un différent degré

de  compétences  et  de  connaissances;  finalement  c'est  le  parti  qui  joue  le  rôle

globalisant à travers l'insertion de chaque sujet dans un niveau de l'organisation

générale dans laquelle il est surveillé au même temps que formé.

C'est le triangle mystique dont le führer discute  avec ses intimes  collaborateurs  et

dont  on  a  témoignage  par  le  biais  de Rauschning;  ainsi Hitler  explique:  "un  coté

représente le Front du travail. C'est le

domaine de l'égalité sociale. On n'y retrouve plus de distinction de classe; chacun se

trouve en pleine sécurité, reçoit des conseils, des ordres; tout lui est prescrit, jusqu'à

l'emploi  de ses  heures  de  loisir.  Un  homme  en  vaut  un  autre  et  c'est  la règle  de

l'égalité. Le deuxième côté c'est l'organisation professionnelle. Là chacun est séparé

du voisin, inséré dans un hiérarchie suivant la quantité et la qualité de ce

qu'il produit au bénéfice de la communauté. Là l'égalité est fondée sur la capacité.

Le  troisième  coté  représente  le  parti,  l'organisation  politique  qui  saisit  chaque

Allemand dans une des nombreuse organisations, s'il est digne d'y être admis."[42].

Le travail ainsi que les loisirs, l'éducation et la culture, ne doivent plus avoir autre

valeur  que  celle  qu'ils  acquièrent  en  fonction  de  la  tache  véritable  de  toute  vie,

individuelle  et  collective:  la  création  de  la  nouvelle  race,  la  race  des  hommes

supérieurs.

L'organisation très précise de tous les espaces­temps publiques et privés devient en

ce sens pour nous l'instrument privilégié de la réalisation de ce que l'on a appelé la

biopolitique  nazie:  seulement  grâce  à  une  connaissance  minutieuse  de  tous  les

champs, humains et matériels, d'action et de production, un pouvoir qui s'appuie sur

une

valeur sélective de la vie, peut se donner les moyens de créer et de forger cette vie,

en l'ordonnant selon les nécessités du moment, et en la purgeant de tous les éléments

qui en compromettraient la forme et la substance.

"La  politique  économique,  sociale  et  culturelle  devra  oeuvrer  en  ce  sens:  qu'à

l'avenir ne soit plus nécessaire de parler de la vie laborieuse du peuple mais de la

vie raciale en tant que telle.(....)Le but ultime que s'ef orce d'atteindre cette création

nouvelle  est  de  gagner  des  forces  pour  le  travail  quotidien.  C'est  ainsi  que

l'organisation  des  loisirs  après  le  travail  est  devenue  la  communauté  national­

socialiste de 'La Force pour la Joie!"[43].

Au point 21 du programme du parti on lit:

"L'Etat  doit se  préoccuper  d'améliorer  la santé  publique  par  la  protection  de  la

mère  et  de  l'enfant,  l'interdiction  du  travail  de  l'enfant,  l'introduction  des  moyens

propres à développer les aptitudes physiques par l'obligation légale de pratiquer le

sport et la gymnastique".

La  politique  nazi  appelle  ainsi  la  science  et  ses  ramifications  biologiques  et

anthropologiques  dans  le  but  d'améliorer  la  race  aryenne,  la  science  devient  un

nouveau  champ  d'exploitation  dans  le  processus  de  contrôle  et  gestion  de  la

population et elle collabore avec les sciences statistiques et sociales.

Il faut que tout l'univers allemand contribue à la production de la vie

destinée  à  vivre  et  qu'il s'engage  à  apporter  toutes  les  connaissances  utiles  à son

développement:  le  surhomme  peut  être  un  produit  de  la  science  et  de  la  nature

combinées.

A  ce  sujet  Paul  Weidling[44]  introduit  le  terme  de  biocratie  pour  indiquer

l'interconnexion  entre  science,  politique  et  société;  une  sorte  de  nouvel  art  de

gouverner  qui  se  sert  et  s'appuie  sur  la  science  et  la  technique  afin  de  mieux

contrôler le tissu social et les individus que l'on décide d'y inclure.

"Quantitativement  parlant,  les  massacres  nazis  ne  sont  peut­être  pas  le  plus

importants du XX siècle, mais ils constituent le plus grand massacre technocratico­

scientifique de l'histoire de l'humanité"[45].

On croit que si cela est vrai ça l'est parce que le nazisme a été l'événement historique

qui a su réaliser l'art biopolitique le plus destructif et le plus global en utilisant à ses

fins l'appareil social tout entier, il s'est appliqué sur et à partir de l'administration, de

la police, de la justice, de la médecine, de la science, de la culture, de l'industrie, du

savoir et en fin et partout de la vie en tant que telle en la nommant, en la créant, en la

détruisant, en la niant.

C'est  pourquoi  l'eugénisme  n'a  pas  été  une  pseudo­science  dépendant  de  la

dégénération de quelques scientifiques, mais bien plus un des aspects fondamentaux

de ce biopouvoir  mis en marche par Hitler et ses collaborateurs et si ce système a

été possible c'est qu'il y avait un monde qui voulait se repenser à partir de là.

Weidling  nous  suggère  une  analyse  de  l'histoire  de  l'eugénisme  avant  la  période

hitlérienne, dans les années 1860­1870,

"La biologie et la santé se situaient au coeur de la stratégie réformiste. Le progrès

économique libéral et les libertés civiles inspiraient de la répugnance; on y voyait la

source  du  problème  social  auquel  l'individualisme  libéral  n'of rait  aucune

solution....  Il  fallait  doter  la  société  industrielle  d'institutions  collectives  pour

garantir les bases physiques de l'existence par une alimentation, un

logement  et des soins  de santé  appropriés.  La science  et la médecine  devaient

contribuer à l'édification d'une société qui cultiverait la forme physique et la santé

des citoyens"[46].

Dans le même esprit on assiste à la création de la 'Société d'hygiène raciale' en 1905,

société qui  compte parmi ses membres  et fondateurs des hommes de science  ainsi

que  des  anthropologues  et  des  médecins  eugénistes;  les  questions  se  concentrent

autour  du  problème  du  contrôle  des  naissances  des  sujets  qui  présentent  des

anomalies physiques et ou psychologiques et sur la possibilité à donner aux femmes

à propos du choix de leur futur mari et père de leurs futurs enfants.

Ce qui nous intéresse ici est le fait que cette société, qui au départ ne semble pas trop

s'identifier avec des idéologies volkisch, devient au fur et à mesure, et surtout dans la

période suivant  la  première  guerre  mondiale, sensiblement  attentive  aux  idées  de

pureté et de protection de la race.

On commence alors à déplacer le problème de la santé et de l'hygiène individuelles

vers  le  plan  collectif  qui seul  pouvait  donner  des résultats  au  niveau  national;  on

introduit ainsi les termes  de valeur supérieure et inférieure des différentes races et

l'on songe à la nécessité de prendre des mesures afin d'éviter la dégénérescence des

races  plus saines. Il s'agit  de repérer  dans  la  population  les  individus malades,  de

comprendre la cause de la défaillance et de prendre les résolutions pour empêcher la

reproduction des mêmes anomalies.

"Le soutien de l'Etat aux cliniques de l'assistance publique impliquait que soit crée

un réseau  dont  le rôle serait  de repérer  les  malades  et  les sélectionner  pour  les

interner et les traiter"[47].

Deux éléments méritent encore d'être considérés , le discours sur la stérilisation et le

contrôle des mariages.

Avant la guerre le débat fut très vif entre les souteneurs d'une politique d'assistance

sociale  et  ceux  qui  proposaient  plutôt  la  création  de  toute  une  mécanique

d'amélioration qualitative et de contrôle quantitatif des naissances. Dans ce contexte

l'intervention demandée de part et d'autre, de l'Etat fut satisfaite par ce dernier avec

la création de centres de statistique et de recherche sous la ferme opposition de toute

pratique relevant de l'eugénisme négatif.

Un  thème fut  par  contre  très  développé  et  ce fit  le  discours sur  la  nécessité  d'un

espace vital adéquat à la qualité de vie de la race aryenne.

"Le désir d'une société plus saine participait des idéaux patriotiques du 1914. Ces

idéaux ne proclamaient pas tant la nécessité de la survie des plus aptes, selon les

principes du darwinisme social, que celle d'une dégénérescence morale et nationale

de  la  famille  et  du  peuple...  L'hygiène  raciale  af irmait  ses  liens  avec  l'idée

d'expansion de l'espace vital"[48].

"La  coordination  de  la recherche,  la  création  de  nouveaux  postes  et  instituts  de

recherche,  l'intégration  de  l'eugénisme  dans  le  cursus  universitaire  des  jeunes

générations de médecins, tout cela constituait les étapes préliminaires. Au­delà, les

fruits  de  la  formation  et  de  la  recherche  devaient  alimenter  et  fortifier  tous  les

aspects de la vie quotidienne, et donner à la nation constituée en corps une nouvelle

identité  et  un  nouveau  dessein.  Les  buts  et  les  méthodes relevaient  de  la science,

mais la crise consécutive à la défaite avait transformé la nature de la science.....

Les  bureaucrates  alarmés  eurent  recours  à  un  nationalisme  d'orientation

biologisante"[49].

L'hostilité  au  Traité  de  Versailles  était supportée  par  des  nombreux  médecins,  ils

accusaient  les  vainqueurs  et  spécialement  les  français  d'affamer  la  population

allemande,  d'accroître  avec la malnutrition les risques  de mortalité  enfantine  et  de

dégénération de la race à cause de la propagation des maladies génétiques.

Il reste singulier le fait que cette propagande était menée par les politiques de droite

aussi bien que par les exposants du SPD.

Le  Chancelier  du  Reich  Muller,  membre  du  SPD  et  ayant  participé  aux  soviets

ouvriers à Berlin en 1918, affirmait en 1923 être scandalisé à l'idée que des 'Nègres

Sénégalais occupent l'Université de Francfort et la maison de Goethe', cela à cause

de la présence sur le territoire du Reich des soldats français.

On a souligné ce passage afin de montrer l'amplitude et l'importance du problème de

la protection et de la sauvegarde de la race avant même que le National­Socialisme

ne s'en empare; ces discours suscitaient déjà un très vif intérêt et, encore une fois, à

Hitler ne restera que tourner ces mouvements d'esprits et ces préoccupations sociales

et scientifiques vers le camp qui lui intéressait: l'organisation de la société totale.

La  police sera  l'organisme  chargé  entre  autre  de  la  conversion  de  l'eugénisme  en

sélection négative de la vie, à travers la mise en place d'un système de repérage de

l'anomalie et de l'improductif; le commencement de la terreur médicale est dans les

plans d'euthanasie des bouches inutiles.

Le  bureau  chargé  des  décisions  à  ce  sujet,  le  T4,    constitué  de  médecins  et

scientifiques, doit s'occuper d'enquêter sur la normalité biologique et psychique de la

population allemande et il le fera à travers l'utilisation des techniques offertes par les

sciences statistiques et par la disponibilité de matériel d'étude dans les hôpitaux et les

cliniques  qui  deviennent  ainsi  les  lieux  d'application  pour  toute  pratique

expérimentale  visant  l'amélioration  de  la  race.  La  vie  est  alors  ici  repensée  en

fonction de son utilité au sein de l'accomplissement du processus de production de la

pureté de la race aryenne; tout être qui ne répond pas aux impératifs aryens doit être

éliminé ou bien utilisé comme matériel d'étude et il n'y aura pas de considérations

morales justifiées tendant  à  condamner  une telle sélection,  car  ces  vies  anormales

sont destinées déjà par essence au non­être, elles ne sont que le cheminement vers

l'oubli de l'existence et n'ont pas de place

parmi les sujets dignes de vivre.

Hitler a su exploiter et organiser tous ces domaines et centres de discussion à travers

l'institutionnalisation  de  l'Etat  d'exception    lui  permettant  de  reconstruire  et  de

reproduire entièrement l'Etat allemand à partir de la triade biocratie ­ culture de la

supériorité raciale ­ quête de la glorieuse identité; le tout complété par l'identification

du  Mal  en  les  Juifs,  usurpateurs  de  la  pureté  de  la  race,  dont  l'anéantissement

constitue la  condition préliminaire  à la réussite dans la lutte pour la  création de la

race des seigneurs.

L'anéantissement  des Juifs  devient  donc  la  priorité  politique  et  administrative  de

l'organisation  du  nouveau  Reich  hitlérien;  à  ce  sujet  Léon  Poliakof[50]  souligne

l'importance des mesures antisémites visant d'abord l'extension du problème juif au

niveau international: à ce

moment Hitler envisageait la possibilité d'une résolution voie l'immigration des Juifs

vers d'autres pays de l'Europe. Le but était ici de pousser les couches pauvres de la

population juive vers l'étranger, afin de recréer dans ces pays les mêmes conditions

de  surpopulation    parasitaire  qui  obligeraient  les  gouvernements  à  prendre  en

considération  les  mesures  antisémites  adoptées  en  Allemagne  et  pouvoir  ainsi

compter  sur  l'appui,  ou  du  moins  la  non  hostilité,  de  ces  autres  Etats  dans

l'accomplissement des plans de destruction de ce qu'il appelle la juiverie mondiale.

Dans ce contexte il était tout de même impératif d'éviter l'émigration des juifs riches,

lesquels auraient ainsi profité de l'occasion pour se constituer en Etat indépendant et

devenir une menace considérable pour l'Allemagne.

Poliakof  cite  un  rapport  du  Ministère  des  Affaires  étrangères  datant  du  mois  de

janvier 1939, où on lit:

"C'est  l'expérience  qui enseignera  aux populations  (des autres  pays)  ce que

représente pour eux le danger juif. Plus le juif immigré est pauvre, plus lourdement

il  tombera  à  la  charge  du  pays  d'immigration,  et  plus  vigoureusement réagira  ce

pays,  dans  un  sens  essentiellement  favorable  aux  intérêts  allemands.  Le  but  de

l'action allemande est une solution future internationale de la question juive (...), qui

sera dictée par la mure compréhension de toutes les nations au sujet du danger que

représente le judaïsme pour l'existence nationale des peuples".

L'auteur commente:

"L'af lux des capitaux allemands facilite l'édification d'un Etat juif en Palestine, ce

qui est contraire aux intérêts allemands, car cet Etat signifiera pour le judaïsme un

accroissement  de  puissance  considérable  (...).  L'Allemagne  n'a  aucun  intérêt  à

faciliter l'émigration des Juifs riches qui exportent leurs capitaux"[51].

En  réalité,  au­delà  des  possibilités  de  résolution  du  problème  juif  à  travers

l'immigration,  la  question  juive  devait  trouver  son  champ  de  définition  dans  les

mesures  extrêmes  ayant  pour  fin  l'effacement  total  de  ce  peuple  du  domaine  de

l'existence. Les Juifs représentent le Mal absolu qui doit être déraciné définitivement

et  sans  compromis,  car  il  en  va  ici  de  l'existence  de  l'Allemagne;  si  les  Juifs

incarnent le danger et le défi absolu à la vie digne de vivre, il n'est donné comme

issue que l'impératif de mener la lutte totale contre cet ennemi dont la vie n'a pas sa

place dans l'ordre de l'univers des vivants; il ne peut pas suffir de les éloigner, il faut

les éliminer globalement et définitivement.

"Deux mondes s'af rontent!  L'homme  de Dieu  et  l'homme  de  Satan.  Le  Juif  est  la

dérision de l'homme. Le Juif est la créature d'un autre Dieu. Il faut qu'il soit sorti

d'une autre souche humaine. L'Aryen et le Juif, je les oppose l'un à l'autre et si je

donne à l'un le nom d'homme, je suis obligé de donner un nom dif érent à l'autre. Ils

sont aussi éloignés l'un de l'autre que les espèces animales de l'espèce humaine. Ce

n'est pas que j'appelle le Juif un animal. Il est beaucoup plus éloigné de l'animal que

nous, les Aryens. C'est un être étranger à l'ordre naturel, un être hors nature"[52].

De là dérive alors la construction de l'image de sous­homme juif qui rendra possibles

toutes  les  mesures  juridiques,  politiques  et  sociales  prises  dans  le  cadre  de  la

politique antisémite tout au long du régime nazi.

Directement liée à cette image sera la politique visant la déportation dans les camps

et  la  localisation  de  ces  derniers  sur  le  sol  polonais  considéré  dans  ce  contexte

comme un territoire de deuxième niveau, un dépotoir où l'on peut bien envoyer des

sujets méprisés et indignes.

Il nous semble important de souligner le lien entre la conception de sous­hommes et

celle  de  dépotoir réservée  à  la  Pologne:  en  laissant  de  coté  ici  les  considérations

d'ordre pratique qui faisaient de la Pologne un lieu plus propice, car plus éloigné par

rapport aux autres puissances de l'Europe occidentale, à l'extermination de masse des

Juifs, il est indicatif le fait de choisir un pays occupé dans le contexte de la politique

de  l'espace  vital  et  devenu  objet  de  total  mépris  au  même  titre  que  les Juifs.  La

Pologne  est  constituée  d'une  population  qui  est,  elle  aussi, inférieure  et  destinée  à

une  condition  d'esclavage  et  de  servitude,  elle  ne  peut  être  laissée  en  vie  qu'en

fonction  de son  utilité  pour  la  vie  et  la  croissance  du  peuple  aryen;  c'est  dans  les

limites de ce territoire que la race des seigneurs peut se servir du matériel humain

indigne de vivre et de l'exploiter jusqu'à épuisement naturel.

Poliakof souligne à ce sujet la rationalité serrée de cette organisation industrielle de

la mort et de la vie, qui s'appuie sur la construction de tout un système administratif

et  bureaucratique  garantissant l'efficacité  de la sélection  pour le travail  et  de  celle

pour la mort.

"Le  génie technique  des Allemands leur  permit  de mettre sur  pied,  en l'espace  de

quelques  mois,  une  industrie  de  la  mort  rationnelle  et  ef icace.  Comme  toute

industrie, elle comportait des services de recherche et d'amélioration, ainsi que des

services administratifs, une comptabilité et des archives"[53].

Ce  n'est  pas  par  hasard  que  la  machine  de  tuerie  industrielle  est  mise  en  marche

seulement quand le Reich est déjà devenu un Etat géré par l'action de contrôle global

exercée par la police administrative.

Si les premières mesures contre les Juifs sont d'ordre juridique, les déportations et

les  plans  d'extermination  commencent  à  fonctionner  bien  après,  en  fonction  des

espace  occupés  et  de  la  possibilité  d'utiliser  le  Menchenmaterial  juif  pour  la

production industrielle pendant la guerre.

A  ce  sujet  Poliakof  rappelle  l'importance  des  SS­Totenkopf,  les  Têtes  de  Mort,

chargés  de  la surveillance  des  détenus  dans  les  camps  et  de  leur  dressage  moral

visant la disqualification de tout attribut humain pouvant leur s'y appliquer.

"briser  chez  les  détenus  toute  velléité  de  résistance;  entourer  leur  expiation

sanglante d'horreur et de mystère, de 'nuit et de brouillard',

telle  était  la  destination  essentielle  de  ces  troupes  spécialisées;  une  intention  de

rééducation et d'amendement, limitée aux détenus allemands, venait s'y ajouter"[54].

C'est  intéressant  de voir comment  à coté des sous­hommes  juifs  les camps

disposaient  d'un  autre  matériel  humain,  les  non  Allemands,  qui  était  considéré

comme  une  espèce  de  transition  entre  l'animal  et  l'homme  nordique;  ces  sujets

inférieurs  sont  laissés  en  vie  et  utilisés  suivant  leur  utilité  pratique  et  l'urgence

stratégique du moment.

Le but est de laisser vivre les individus que l'on envisage d'exploiter mais qu'il est

nécessaire de réserver à des tâches inférieures jusqu'au moment où l'on pourra juger

la  réinsertion  possible;  de  l'autre  coté  la  population  concentrationnaire  se  trouve

augmentée  par  la  présence  des  prisonniers  de  guerre  que  serait  trop  risqué

d'abandonner  sur  le  champ  avec  le  danger  qu'ils  deviennent  proie  facile  pour

l'ennemi.

Si  l'on  veut  même  ces  pratiques  de  rééducation  ne  sont  pas  autre  chose  que

l'expression de l'insignifiance d'identités qui n'ont pas droit d'exister telles quelles; la

seule possibilité pour échapper à la mort devient pour ces non Allemands la négation

de leur identité, l'acceptation de la non essentielité de leur propre être; l'assimilation

devient  assimilation du rejet du droit  à l'existence, du droit d'être, dans l'existence

nue du tel­quel.

Face  à  ces  deux  pratiques  de  la  politique  nazie,  l'eugénisme  négatif  et

l'antisémitisme, Saul Friedländer[55] avance une thèse soulignant la diversité de la

portée politique et de perspective globale des deux machines; l'euthanasie est alors

considérée comme le calcul précis de coûts et bénéfices et l'extermination des Juifs

comme la lutte contre l'ennemi actif et absolu.

Nous  on  voudrait  avancer  plutôt  l'hypothèse  qui  voit  le  concept  de  biopolitique

comme  le  commun  dénominateur  des  deux  pratiques  qui s'appuient sur  le  même

mécanisme: donner à la politique et à ses stratégies le même sujet, la vie du peuple

allemand  qui  doit  être  protégée  et  exaltée;  protégée  des  dégénérations  biologiques

représentées  par  les  individus  anormaux  et  exaltée  par rapport  à son  antithèse,  la

corruption existentielle et historique de la race juive.

La politique devient  ainsi processus d'assignation d'identité digne d'être, processus

qui  appelle  l'apparat  juridique  à  définir  l'appartenance  à  la  nation  allemande  en

fonction  du  nouveau  paradigme,  la religion  et  le sang;  la  détermination  de  la fois

religieuse et de la descendance biologique permettra la toute première sélection des

sujets  auxquels  l'on  attribuera  la  citoyenneté  allemande  et  justifiera  toutes  les

mesures  préliminaires  qui, privant  les Juifs  des droits  civiques,  les excluront

définitivement du champ de protection garanti par la lois et ouvreront la voie à leur

exclusion du monde des vivants.

Le juif privé des droits civiques devient l'étranger indésiré qui usurpe la culture et la

société allemande, de l'autre coté son sang impure devient l'emblème du Mal absolu

qui incombe sur le destin mythique de la race aryenne; dans les deux cas le peuple

allemand  est  appelé  à  la  lutte  totale  contre  cet  ennemi  dont  l'anéantissement

constitue d'emblée une première victoire vers la reappropriation de l'histoire.

Le Moi  allemand  a  besoin  de  détruire l'altérité juive  qui menace  de s'emparer    de

l'esprit,  de  la  culture  et  du  sol  allemand,  de  ce  besoin  dépend  la  victoire  sur  le

monde.

"Là où le marxisme mettait en évidence le conflit des forces

historiques changeantes, le nazisme, et en particulier la vision du monde de Hitler,

voyait l'histoire  comme la lutte du Bien immuable  et du Mal tout aussi immuable.

Son  issue  ne  pouvait  être  envisagée  qu'en  termes  religieux:  la  perdition  ou  la

rédemption"[56].

Ainsi  Goebbels  cité  par  Friedländer,  dans  le  discours  du  1937  sur  la  question

espagnole:

"Sans crainte aucune nous désignons le Juif comme étant l'instigateur, l'auteur et le

bénéficiaire  de  cette  terrible  catastrophe:  voyez  c'est  lui  l'ennemi  du  monde,  le

destructeur  des  cultures,  le  parasite  au  sein  des  nations,  le  fils  du  Chaos,

l'incarnation  du  Mal,  le  ferment  de  décomposition,  le  démon  manifeste  du

dépérissement de l'humanité".

Ainsi Hitler dans Mein Kampf[57] :

"Si le  Juif,  à l'aide  de sa  profession  de fois marxiste, remporte la  victoire sur les

peuples  du  monde, son  diadème sera  la  couronne  mortuaire  de  l'humanité.  Alors

notre planète recommencera à parcourir l'éther comme elle l'a fait il y a des millions

d'années: il n'y aura plus d'homme à sa surface.

La  nature  éternelle  se  venge  impitoyablement  quand  on  transgresse  ses

commandements. C'est pourquoi je crois agir selon l'esprit du Tout­ Puissant, notre

créateur, car:

En me défendant contre le Juif, je combat pour défendre l'oeuvre du Seigneur" .

Au sujet de l'importance de la politique antisémite pour comprendre le pourquoi et le

comment du consentement de masse au nazisme, Daniel Goldhagen[58] ,

"L'Holocauste  est ce qui définit  avant  tout la politique  et la culture  politique

allemandes sous le nazisme.... Expliquer l'Holocauste  est la question intellectuelle

centrale pour la compréhension de l'Allemagne nazie".

Tout en laissant à l'Holocauste son importance absolue, nous pensons toutefois que

l'antisémitisme n'explique pas à lui seul le consensus des allemands et leur adhésion

enthousiaste au nazisme; nous croyons, comme nous avons essayé de démontrer, que

tout  un  discours sur  la  crise  de  l'identité  allemande  puisse servir  à reconstruire  le

comment  du  nazisme  et  des  ces  machines  de  mort;  on  pense  que  plus  que

l'antisémitisme, ou mieux, avant l'antisémitisme et comme une sorte de sine qua non,

il y a la crise politique, sociale et culturelle de la République de Weimar, crise qui

touche les élites intellectuelles tout comme les masses.

La destruction et l'extermination des Juifs, la violence des lois de

Nuremberg,  l'expropriation  des  biens  et  des  identités  de  ce  peuple  nous  les  lisons

dans un contexte de guerre extrême pour la domination du monde, guerre où la poste

en jeu  est le  droit  d'exister  et  où l'ennemi  n'est  pas reconnu  comme  adversaire; la

guerre  ne  se  résolve  donc  pas  en  affrontement  réel  mais  se  développe  en  tant

qu'agression totale et

meurtrière d'un ennemi auquel on a enlevé toute possibilité de défense.

Seulement en le privant du droit d'exister, donc pas simplement en le tuant, à travers

la négation de sa valeur humaine et civile, le peuple

allemand peut avoir accès à l'identité absolue qui lui redonne le droit d'entrer dans

l'histoire, c'est­à­dire de faire et d'être l'histoire, l'histoire du monde.

Ce qui  est ici  en jeu  est bien plus que la  chasse  antisémite, il s'agit intimement  et

réellement de s'approprier de l'histoire et d'affirmer le Moi historial allemand et sa

volonté de puissance en tant que capacité d'être, de venir à être, de devenir ce qu'il a

à être.

Participer à la persécution et à l'extermination des Juifs signifie prendre partie à ce

défi  absolu  qui  impose  l'exposition  tout  aussi  absolue  à  la  mort,  au  sacrifice

mythique;  l'enjeu  est  bien  existentiel  et  c'est  à  partir  de  là  qu'il  devient  politique;

seulement  une  population  touchée  dans  ses  convictions  profondes  sur  l'ordre  du

monde et des vivants peut être menée pendant douze ans à tolérer  et à soutenir une

politique de tuerie sélectivement totale. Considéré ainsi l'Holocauste n'aurait pas pu

être autrement, il fallait qu'il soit extrême, absolu, total et féroce: l'enjeu l'exigeait.

On considère pourtant intéressante la ligne d'analyse de Goldhagen lorsqu'il souligne

la  nécessité  de considérer  les actes  commis  par les Allemands  comme  des actes

volontaires, dans le sens où la décision de faire ou de ne pas faire, de faire selon un

échelon différent en intensité et violence, reste à chaque fois une décision consciente

et  intimement  voulue,  et  non  pas  simplement  le  résultat  d'un  esprit  d'obéissance

aveugle et timorée.

Les  institutions  et  la  politique  de  terreur  ont  sûrement  contribué  de  manière

déterminante mais à elles toute seules n'auraient pas pu constituer l'explication d'une

telle participation de masse au massacre et à l'exclusion.

Le juif porte en lui la force et le danger de la communauté sans patrie et éternelle, il

défie en outre avec sa seule existence tous les ordres de la nation , de l'Etat et de la

race. Il est le personnage qui traverse l'histoire et qui la marque en marquant le sol et

l'esprit des populations parmi lesquelles il choisit de vivre comme un parasite, il est

le danger représenté par l'identité qui rejette la définition territorialisée de l'être.

Il faut alors dénouer les Juifs de la citoyenneté allemande, il faut les pousser hors la

lois  pour les  expulser  du territoire  et  de l'existence; le  processus  d'anéantissement

commence par la seule chose qui rendait les Juifs des êtres juridiques et en tant que

tels inviolables; après la négation de la personne juridique, le pas vers la négation de

l'humain  n'aura  plus  d'obstacles sinon  dans  les  consciences,  mais  les  consciences

avaient déjà approuvé la première agression.

Sans droits les Juifs se revêtent de leur caractère séculaire d'étrangeté, d'errance, de

menace, les masses peuvent ainsi voir a posteriori la vérité des discours antisémites

qui avaient constitué l'a priori de la politique d'agression.

Désormais aux juifs est définitivement barrée la voie pour la résolution du problème

antisémite  au  travers  de  l'émancipation;  si,  dans  les  décennies  précédentes    ils

pouvaient  espérer  de  faire  oublier  ce  caractère  différent  en  abjurant  leur  nature

religieuse  et  en  se  proposant  sous  les  vestes  internationales  de  citoyens,  sous  le

régime nazi ils seront privés  exactement de la possibilité juridique  et sociale de la

rédemption.

Les Juifs ne sont plus la personnification religieuse de la négation de la chrétienté,

ils  ne  peuvent  plus  prétendre  au  pardon  par  le  biais  du  baptême;  ils  portent  le

caractère immuable de l'étrangeté qui menace l'intégrité spirituelle et politique de la

nation  et de l'Etat  allemands. Le  concept de race  et sa transfiguration politique  en

celui de nation rend le Juif inassimilable par nature, il est maintenant le paria et en

tant  que  tel  il  peut  être  anéanti sans  que  cela  implique  une  violation  humaine  ou

juridique. Il sera détruit comme l'on détruit quelque chose à laquelle on a déjà ôté

toute utilité et valeur pour l'existence, on le fera disparaître du présent historique tout

comme de la mémoire historiale.

La mort sociale, juridique et économique était indispensable et préalable donc à tout

projet  d'extermination  tout  comme  la  politique  de  l'espace  vital  devait  servir  et

précéder toute pratique concentrationnaire afin de préparer les bases nécessaire à la

constitution de lieux de non droit où l'on aurait pu disposer de matériel humain pour

le travail et pour la vengeance.

C'est seulement grâce à cette démonisation des Juifs et aux mesures juridiques de la

période précédante la guerre que le discours et la mise en pratique du Génocide a pu

se réaliser dans le consensus plus ou moins tacite des gens ordinaires.

A propos de ces gens ordinaires, Goldhagen pose l'accent sur le rôle significatif du

101°  Bataillon  de  police  assigné  en  Pologne;  ces  hommes  qui,  comme  l'auteur

souligne, avaient la possibilité de se faire exempter de la participation aux massacres

des  populations  juives  polonaises  n'ont  profité  que  très  rarement  de  l'occasion  et

lorsqu'ils l'ont fait il s'est  agi  plutôt  d'une  question  de  goût  que  d'une  question  de

principe.

Nous on ne voit ici rien de vraiment étonnant car le fait de tuer les Juifs constitue,

justement pour ces hommes ordinaires, une question vitale et nécessaire à la survie

du  Volk  allemand;  il  est  question  d'éliminer  ,  de  déraciner,  les sujets  qui  ont  été

représentés tout au long de la propagande totale du régime dans les premiers temps

comme le Mal  absolu. Il ne s'agissait pas de torturer, d'humilier, de massacrer des

hommes ou des femmes, ou bien des êtres humains en général, le Juifs n'étaient pas,

en  tout  cas  n'étaient  plus  considérés,  des  êtres,  ils  étaient  hors  de  la  communauté

digne de vivre, pas des hommes, non plus des animaux, à la rigueur des objets mais

des objets dangereux pour la vie des hommes.

On  ne  pourrait  pas  expliquer  autrement  les  images  aujourd'hui  assez  connues  qui

montrent les hommes de la SS ou des autres corps spéciaux sourire en pose pour une

photo à coté des derniers juifs exécutes ­ souvenirs de la lutte contre le Mal.

Il ne pouvait pas y avoir opposition de principe aux massacres car il n'y avait tout

simplement pas deux principes qui pouvaient  créer un  conflit dans les  esprits: il y

avait qu'un seul principe et il s'agissait de la seule rationalité reconnue à l'existent, le

destin du Volk  et à cela nécessaire l'anéantissement des Juifs, ces Juifs qui ont dans

leur nature le germe de la destruction du peuple allemand et de sa culture.

Même l'utilisation des Juifs comme main d'oeuvre dans le camps n'est autre chose

que l'expression de ce mépris et de l'inconsistance de leur valeur en tant que vivants;

Goldhagen souligne le caractère inutile du travail assigné souvent aux détenus juifs,

un  travail sans  finalité  aucune,  châtiment  extrême  pour  ces sujets  qui  comptaient

parmi leurs multiples aspects maléfiques une conception spéculative du travail et qui

avaient toujours vécu en fonction de l'exploitation du travail d'autrui.

Il  n'y  a  donc  pour  l'auteur,  et  nous  le  suivons,  aucune  contradiction  dans  ce

phénomène  d'utilisation  des  Juifs  pour  le  travail  dans  les  camps;  même  si  cette

mesure pouvait apparaître économiquement irrationnelle, vu le surcoût de la guerre,

elle faisait partie du plan de destruction physique et psychologique des Juifs. Dans

les camps la main d'oeuvre juive n'est pas considérée avec le soin que l'on réserve à

toute prestation afin qu'elle reste productive et rentable; les Juifs sont contraints au

travail dans des conditions de détresse physique qui rendent tout travail impossible,

le  travailleur  est  ici  poussé  lentement  à  la  mort  car  c'est  elle  le  but,  non  pas  la

production; ce qui intéresse n'est point sa productivité mais bien sa dissolution, son

anéantissement.

Quand il arrive au camp tout Juif n'est déjà plus un homme du point de vue social et

juridique, dans le  camp la disparition de son  allure humaine  et la négation de son

être spirituel  porteront  à terme son  exclusion  du monde  des  vivants. C'est  dans le

camp que le Juif est poussé à méconnaître sa propre nature d'homme; les conditions

physiques et les attitudes mentales des détenus renvoient à chacun l'image de l'être

nié qu'il est, de l'homme transfiguré en honte de l'humain.

Cette négation renvoie au même temps à l'allemand nazi le mythe de son propre être

à réaffirmer sur les cendres du Mal ­ et l'image n'est point figurative.

"Il  s'agissait  d'introduire  dans  l'âme  des  Juifs,  à  travers  leurs  corps,

irrévocablement,  la  conviction  qu'ils  n'étaient  plus  que  des  jouets,  et  qu'ils  ne

vivraient qu'autant que les Allemands le souf riraient (...)

Pour  les  Allemands,  il s'agissait  de rendre  les  victimes  complices  de  leur  propre

mort, d'imprimer en eux toute l'abjection de leur condition d'esclaves"[59].

Dans  cette  conception  du  travail  comme  moyen  de  destruction  qui  vise  la  force

même  de travail, le  nazisme se soumet  à la  pure idéologie  contre toute rationalité

économique,  qui  opterait  pour  la  préservation  d'une  si  nombreuse  matière

d'utilisation pour le travail; mais la politique nazie ne reconnaît déjà plus les Juifs en

tant  qu'hommes,  aucune  considération  d'ordre  économique  aurait  pu  redonner  le

droit à l'existence et à la valeur incontournable de la vie à des êtres qui n'en étaient

plus dignes et cela même si le prix à payer pouvait être une crise de l'économie du

pays.

Le Juif est membre d'une race qui n'a pas de place dans l'ordre du monde, une race à

part  qui  présente  dans sa  généralité  collective  comme  dans  chaque membre  isolé,

l'anti­homme, le mal. Il est l'antithèse de l'Allemand, la menace absolue du pouvoir­

être­allemand; il n'y a pas d'autres motivations à la tuerie perpétrée par les bourreaux

ordinaires que cette nécessité intime d'exterminer le caractère Juif du monde.

Ce qui  a freiné  et fait  capituler  ce  climat mystique  ce fut l'éclat de la guerre  et la

confrontation avec une réalité nouvelle: la présence d'autres ennemis qui entravaient

la  lutte  sacrée  du  Bien  contre  le  Mal;  les  autres  Etats  deviennent  un  nouveau

problème  et  constituent  une  sorte  de  détournement  de  l'esprit  vers  la  réalité

internationale,  vers  un  danger  politique  différent,  bien  qu'à  celui  lié,  du  problème

juif.

La loi et la parole ­ de l'Etat d'exception

Hitler arrive au pouvoir le 30 Janvier 1933 suite à des élections tout ­ à ­ fait légales

et  avec le soutien fervent  et  excité de toute une population qui  croit  à la nouvelle

révolution  national­socialiste;  le  point  de  force  et  la  base  incontournable  de  ce

pouvoir qui a tenu sous son jeu l'Allemagne pendant plus d'un décennie nous semble

être en grosse partie constitué par le consensus général émanant, plus encore que des

individus participant directement à l'exercice du pouvoir, de cet ensemble puissant et

anonyme que l'on appelle avec la Arendt les masses.

Sans  elles  le  nazisme  n'aurait  pas  pu  sortir  des  limites  restreintes  d'un  pouvoir

purement terroriste et illégal, il aurait probablement été obligé de se confronter à la

possibilité  d'une révolte  d'en bas, d'une  action révolutionnaire  qui aurait  opposé  à

l'abus de pouvoir la souveraineté  naturelle du peuple qui légitime et qui destitue en

vertu de son droit de déléguer justement sa volonté qui est et reste souveraine.

Si cela n'a pas été le cas c'est parce que le peuple souverain a pu croire à la légitimité

du régime et reconnaître dans la politique et les propos de celui­ci sa volonté et son

droit.

Dans  Les  origines  du  totalitarisme,  Hannah  Arendt  nous  donne  un  cadre  très

intéressant de l'identité de ce corps à la fois collectif et individuel qu'elle nomme les

masses  et  qu'elle  oppose  à l'ancien système  de  classes  qui tirait son  pouvoir  et sa

légitimité  d'un  corps  populaire  caractérisé  par  un  intérêt  politique  très  précis  et

commun.

La  masse  est  alors  considérée  comme  un  ensemble  d'individus  substantiellement

indifférents  et sans  aucune  affinité  entre  eux sinon  celle  dérivante  d'une sorte  de

caractérisation générale de groupe fondée sur le seul critère du nombre.

C'est  en  visant le  consensus  de  cette masse  anonyme  que tous les  autres  partis  de

classes  avaient  laissé  comme reste,  que  le  National­Socialisme  a  pu  construire sa

base de pouvoir et son droit à l'action; c'est grâce à la politicisation de cette masse a­

politique  qu'il  a  réussi  à  arriver  légalement  à  se  présenter  comme  le  guide  et  le

sauveur du nouveau Reich révolutionnaire.

La Arendt nous explique comment ce qu'elle appelle les masses n'est que le résultat

de la fin du système de classes où seulement le parti de la classe dominante exerce le

pouvoir politique avec le consensus de base qui est représenté par la classe sociale

du  peuple  qui retrouve  dans sa  politique  un  intérêt  commun  à ses  besoins.  De  ce

système il est caractéristique une autre catégorie sociale, la populace, qui constitue le

reste, ce qui est exclu de toute participation au pouvoir et de toute activité politique;

c'est exactement cette populace, qui n'intéresse pas le pouvoir de classe, qui laissera

sa place à la masse apolitique caractérisant la crise et la fin du système de classes.

Si la populace était le reste qui ne participait pas du pouvoir mais qui était connu et

exploité  par  la  classe  dominante,  les  masses  échappent  à  tel  contrôle,  à  telle

utilisation  de  la  part  du  pouvoir  de  classe,  elles  en  attestent  la  disparition  et

témoignent de l'isolement social et spirituel de l'individu qui n'a plus aucun intérêt

commun à partager avec d'autres et qui peut facilement devenir la cible de tout autre

discours  politique  qui  propose  comme  vérité  commune  les  idées  générales  et

substantiellement abstraites de nationalisme et de communauté nationale.

L'individu  isolé,  livré  au sentiment  de désolation  qui le rend étranger  à tout sens

d'appartenance  à un groupe, peut  ainsi retrouver dans  ces idées universalisantes le

sentiment d'être au monde et d'y être pour quelque chose, d'y compter en occupant

une place qui lui assigne aussi une mission.

L'identité individuelle, vidée de toute présence pleine à soi, retrouve dans l'image de

l'identité nationale collective, l'image perdue de son 'moi' atomisé et vide.

"Les  masses  se  développèrent  à  partir  des  fragments  d'une  société  hautement

atomisée,  dont  la  structure  compétitive  et  la  solitude  individuelle  qui  en  résulte,

n'étaient limitées que par l'appartenance à une classe. La principale caractéristique

de  l'homme  de  masse  (...)  (est)  l'isolement  et  le  manque  de  rapports  sociaux

normaux. Ces  masses  provenaient  d'une société  de  classes  criblée  de  fissures  qui

cimentaient  le sentiment  nationaliste:  il  n'est  que  naturel  que,  dans  leur  désarroi

initial, elles aient penché vers un nationalisme particulièrement violent"[60].

Le nazisme a su se produire exactement à travers le réveil romantique de cette masse

indifférente  et  sans  repères  qui  s'est  retrouvée  gagnée  et  excitée  par  l'idée  de  la

nouvelle  révolution  nationale,  la  révolution  qui  lui  aurait  permis  de  déstabilise

l'ordre actuel et de reconstruire le nouveau, celui où elle retrouverait l'esprit oublié

de la puissance germanique.

La  propagande  national­socialiste  n'a  fait  que  proposer  à  cet  masse  une  idée

universelle  où  elle  pouvait  s'épanouir  et  se  vouloir  en  se  voulant  comme  actrice

réelle  et  aussi mandataire souveraine; le nazisme  a donné  à  ces individus isolés la

volonté de puissance et le sentiment de pouvoir changer le monde pour lui donner

l'empreinte de leur esprit.

Dans ce contexte la propagande antisémite donne à la masse non juive une identité

spécifique et précieuse, le fait d'être ou de ne pas être juif détermine une conscience

d'exister, donne aux non juifs une idée assez claire de leur place privilégiée dans le

monde  et  leur  offre,  par  opposition  avec  l'image  maléfique  du  Juif,  à  la  fois

communiste et

spéculateur, un cadre très simple de la réalité sociale et politique.

La propagande populaire et intellectuellement grossière permet aux

masses d'avoir une explication globale et sommaire du monde, une explication basée

sur des idées simples caractérisées par le fait d'associer tous les ennemis de la nation

en un seul monstre des différents visages, le Juif international.

Au travers de cette tactique de l'ennemi total, le nazisme résolue le problème typique

de  la  propagande  dans  le système  des  partis  de  classe;  le  National­Socialisme se

propose  comme  l'expression  de  la  volonté  de  la  nation  allemande,  définie  par

l'appartenance à la même race, et non de la volonté d'une partie spécifique de cette

nation.  Avec  le  mythe  du sang  et  du sol,  avec  le  principe  de  la  volonté  comme

expression de l'esprit originaire, le nazisme s'adresse au même titre aux travailleurs

comme aux patrons, il donne à tous la même identité collective et récupère dans ses

mots  et  dans  ces  discours les termes jusqu'alors inconciliables  de révolution  et  de

nationalisme.

Hitler  rappellera  maintes  fois  que  la  force  d'une  action  dépend  de  la  volonté  de

réussir, et que cette volonté même n'est que la manifestation originaire de l'esprit qui

est  à  la  fois  individuel  et  national;  la  volonté  est  exigée  par  l'esprit  authentique

allemand et le führer, qui en est l'élu prophète, ne peut la partager que avec l'autre

suprême dépositaire, le peuple.

"On m'a reproché de fanatiser la masse, de l'amener à un état extatique. Le conseil

des  psychologues subtils  est  qu'il  faut  apaiser  les  masses,  qu'il  faut  les  maintenir

dans un état d'apathie léthargique. Non, je ne puis diriger la masse que lorsque je

l'arrache à son apathie. La masse n'est maniable que lorsqu'elle est fanatisée. Une

masse  qui  reste  apathique  et  amorphe  est  le  plus  grand  danger  pour  une

communauté  politique  quelle  qu'elle  soit.  L'apathie  est,  pour  la  masse,  une  des

formes  de  la  défense (...)  J'ai  fanatisé  la  masse  pour  en  faire  l'instrument  de  ma

politique. J'ai réveillé la masse. Je l'ai forcé à s'élever au­dessus d'elle­même, je lui

ai donné un sens et une fonction (...), quand j'éveille en elle des sentiments qui lui

conviennent, elle suit immédiatement les mots d'ordre que je lui donne"[61].

Strictement liée  à la  capacité de réveiller les masses  est la  capacité de tenir vif le

sentiment  de  faire  partie  d'un  tout  en  mouvement  où  il  n'y  pas  de  place  pour  la

monotonie du temps normatif et normalisé; il faut que l'ensemble géré par le pouvoir

qui se veut total soit toujours occupé dans la réalisation de la nouvelle réalité, qu'il

soit  à  chaque  moment  conscient  de  la  dimension  dynamique  de  ce  pouvoir  qui

circule et qui crée sans cesse, qui est présent partout et sous plusieurs formes.

Hitler  a montré  comment son système  devait  par  nécessité se montrer  en tant  que

révolution  permanente  qui,  grâce  à  l'importance  donnée  à  l'action  et  à  la  volonté

loyale du peuple, a su intervenir sur, et conquérir, tous les aspects de la vie ordinaire

des allemands. De même cette image de mouvement constant a permis de soumettre

le droit à l'arbitraire de la volonté personnelle du chef qui, en se présentant comme

l'élu du destin qui partage avec le peuple le même esprit originaire, devient d'emblée

celle de la communauté nationale.

Or, l'analyse de la Arendt, qui met l'accent sur ces deux aspects de la

volonté et du mouvement, semble nier toute finalité politique à ce qu'elle appelle les

systèmes totalitaires, pour ne leur réserver que des objectifs pratiques déterminés par

la  nécessité  d'encadrer le  plus  grand  nombre  d'individus  dans les  organisations  du

parti et ainsi les contrôler.

On se demande pourquoi le but de créer, finalement, et de contrôler tout un peuple,

dans son ensemble comme individuellement, de le reconstituer à travers une idée de

race et de destinée mythique, de le produire biologiquement et de l'enthousiasmer à

tel point de le convaincre de la nécessité de s'exposer à nouveau au sacrifice extrême

de la mort dans le contexte d'une future et indispensable guerre totale, pourquoi tout

cela ne pourrait pas à lui seul être la finalité tout à fait politique du nazisme, ou du

moins une de ses finalités, celle de sa politique interne.

D'ailleurs l'extrême concordance et conséquentialité entre le programme proposé et

sa  réalisation  pratique  témoigne  pour  nous  de  l'essence  politique  du  mouvement

nazi, et cela au­delà de la valeur intellectuelle ou humaine de ses propos; le nazisme

s'est  proposé  en  tant  que  Weltanschaaung  révolutionnaire  et  en  tant  que  tel  il  a

accompli  le  caractère  de  toute  idéologie:  s'imposer  au  monde  comme  sa  vérité,

même et surtout au prix de transformer et uniformiser a posteriori le monde à cette

vérité.

Le  discours  de  la  Arendt  peut  être  compris  à  l'intérieur  de  l'analyse  qui  fait  du

nazisme une des formes réalisées de l'Etat totalitaire, mais la forme totalitaire du III

Reich ne suffit pas à en expliquer la substance qui, elle, renvoie à un type de pouvoir

et  d'exercice  du  pouvoir  qui  est  absolument  nouveau;  un  pouvoir  qui  pour  être

totalitaire s'empare de la vie et en décide les modes et les temps, un pouvoir qui, au

lieu de s'approprier du droit et de l'utiliser à ses fins, détruit l'essence de la loi et de

la légalité pour leur substituer le principe de la race, du sang et du sol.

C'est  en  ce  sens  que  le  nazisme  est  un  biopouvoir  qui  s'exerce  dans  un  état

d'exception, là où la loi n'est autre chose que la justification légale de toute action

qui tend à la réalisation du seul principe politique reconnu, la sauvegarde de la race

aryenne  et sa  croissance  en  vue  de la  domination  du monde. Le rôle  classique  du

droit  en tant que garantie  du respect  des libertés  et de la souveraineté  publique  et

inaliénable  de la nation  constituée  en Etat,  devient  expression  a posteriori  des

nécessités  pratiques  du  pouvoir  en  action,  il  en  constitue  la  forme  vide  de  la

légitimité.

Carl Schmitt[62] définit le concept de souveraineté à partir de ce qu'il appelle l'Etat

d'exception,  là  où  le  pouvoir  absolu se  concentre  dans  la figure  du souverain  qui

garde exactement dans cette situation exceptionnelle la capacité de décider de l'état

de choses et cet état de choses est tel que le premier acte souverain sera de s'élever

au­dessus

de l'institution qui garantie la norme, c'est­à­dire le droit. Dans ce cadre d'exception

le  droit  est  le  premier  ordre  à  être  vidé  de  son  essence,  délégitimé,  le  pouvoir

souverain devient  alors le pouvoir  absolu de  créer le droit qui normalisera, ou qui

rendra compte de l'Etat d'exception.

Il  nous  intéresse  cette  analyse  du  pouvoir  dans  une situation  d'exception,  de  hors

norme, car on estime pouvoir l'appliquer en partie à la politique interne nazie, à ce

qui a été une sorte de création pure du droit où les critères de la race et du sang sont

devenus les normes juridiques justifiant les mesures illégales  contre les Juifs  et le

principe  de  la  volonté  du  chef  et  du  parti,  les  normes  substituant  toutes  les

procédures juridiques et législatives.

Important à ce sujet nous parait être le rôle joué par l'utilisation de la part de Hitler

des  décret  secrets,  décrets  ayant  force  de  loi  et  toutefois  presque  jamais

communiqués  aux juges qui,  en tant normal,  auraient du  en représenter la force  et

l'autorité exécutive.

Ces  décrets  ont  force  de  lois  car  il  l'acquièrent  directement  par  le  fait  d'être

prononcés par la seule autorité détenant le pouvoir de décider de l'état des choses et

du droit qu'on y applique, ils ont ainsi souvent caractère rétroactif et n'ont presque

plus  aucune utilité pour les organismes officiels de justice,  car le pouvoir  exécutif

est, dans cet Etat d'exception confié non plus aux magistrats mais bien à la police.

Un cas exemplaire de l'illégalité légitime et de la force de ces décrets est fourni par

le Décret secret du 7 Octobre 1939 au sujet de la

Solution  finale  à  adopter  pour  tous  les  sujets  non  appartenants  à  la  nation  et

constituant  par  là  même  un  danger  pour  elle;  Hitler  confie  à  la  direction  SS

l'exécution de ce décret qui permettra à la loi nazie de s'exercer en dehors des lieux

classiques de la justice et d'être renvoyée sous l'autorité de l'organisme qui a été le

bras mécanique et le sine qua non du pouvoir être de l'Etat nazi, la police.

Toute  l'organisation  des camps,  leur gestion  et administration,  sera ordonnée  à

travers les décrets secrets du führer; Hitler détruit  ainsi,  et  cela depuis le début de

son régime, l'Etat à travers la destitution du droit normal et normatif et il ne pouvait

faire autrement car sa politique demandait la destruction de l'ordre établi du monde

et sa reconstruction devait passer par une suspension du droit et sa re­invention en

fonction  de  la  nouvelle  réalité  raciale.  L'Etat  est  alors  nié  formellement  et

matériellement, le  pouvoir  est  dans les mains  d'un seul sujet  physique,  particulier,

qui détient la souveraineté exerçant exactement ce pouvoir absolu de décider de l'état

d'exception,  sur  l'état  d'exception,  réglementant  le  réel  à  partir  de  l'acte

d'énonciation, la parole du souverain devient ici par nature immédiatement droit, elle

fait, elle est le droit.

Mais  dans  ce  cadre  exceptionnel  l'application  du  droit  souverain  et  hors  norme

s'appuie  sur  l'intervention  d'un  deuxième  organisme,  l'administration,  chargée

d'appliquer le droit selon les situations déterminées par l'ordre du réel prescrit dans

le  droit;  l'administration  nazie sera  chargée  de  la  tâche  de  conformer  la réalité  au

caractère  exceptionnel  de  la  vision  du  monde  commandée  par  Hitler,  elle sera  la

menace  anonyme de  ce pouvoir qui se veut secret  et normatif; là où les tribunaux

auront  des  grosses  difficultés  à  appliquer  des  normes  dont  ils  ne  sont  pas  à

connaissance,  l'administration  prendra  la  forme  du  juridique  ainsi  que  celle  de  la

jurisprudence.

Caractère fondamental  de  cette  administration sera  aussi sa forme  pour  ainsi  dire

neutre,  là  où  la  neutralité  atteste  du  caractère  purement  technique,  la  bureaucratie

nazie sera l'organe d'exécution ordinaire et légal de la politique d'extermination et de

mort.

Si l'on revient sur l'analyse de Schmitt, on y retrouve un  argument significatif par

rapport  à la force  et  à la légitimité du pouvoir  en relation  avec la forme de la loi;

c'est la loi, en ligne générale, en tant que forme et mesure de la légalité, la loi qui se

légitime par  elle même, qui  constitue le référent  absolu de l'autorité  et du pouvoir

d'un Etat; dans la forme spécifique de l'Etat parlementaire, le pouvoir légal absolu

est dans les mains du corps législatif qui se conforme à l'ordre immuable de la loi et

des  procédures  législatives;  la  légitimité  de  tel  pouvoir  est  donnée  par  la  célèbre

volonté  générale  qui  fait  que  le  peuple  souverain  cède  librement  au  corps

parlementaire la gestion de ce droit expression de sa volonté.

Or,  Schmitt  avance  des doutes  que nous faisons  aussi  nôtres  sur la réelle

souveraineté  d'une  volonté  générale  qui peut s'exprimer  tout simplement  à travers

une  majorité  de  volontés  du  51%;  la  majorité  qui  s'exprime  ainsi  dans  le

gouvernement  détient le  pouvoir légal  absolu  et se retrouve immédiatement  et  par

nature  en  droit  d'éliminer  par  le  biais  de  procédures  légales  l'adversaire  de  la

minorité,  violant  ainsi  le  principe  démocratique  de  l'égalité  comme  parité  de

chances.

Rien dans la forme générale de la loi et dans le concept suprême de pouvoir législatif

qui  régit  l'idée  moderne  d'Etat,  semble  définir  les  limites  et  les  difficultés  de

l'assomption  du  pouvoir; rien,  d'ailleurs,  pourrait  les  définir,  car  originairement  le

principe  de  l'Etat  législatif  met  le  pouvoir  législatif  comme  référent  absolu  et

indiscutable de l'être  de l'Etat même;  on  ne  peut  donc  pas  y mettre  une limitation

juridique  qui  prévienne  un  abus  de  la  part  de  l'organisme  qui  en  exercera  les

fonctions.

Pour Schmitt l'a priori constitutif et formel d'un tel système est l'aveugle confiance

en le législateur et en les procédures législatives; une confiance qu'il reconnaît être

illusoire  et  en  tout  cas  insuffisante  à  la  détermination  du  concept  de  limite  et  de

pouvoir.

Il  nous  parait  intéressant souligner  comment  Hitler    arrivé  au  pouvoir  élimine  le

jurement sur la Constitution, donc le présupposé même de la supériorité absolue de

la loi en tant que telle, pour y substituer le jurement sur sa personne; il décrète ainsi

l'appropriation du pouvoir à travers la transposition du caractère absolu du pouvoir

législatif  et  normatif  en  sa  personne  qui  est  présentée  d'emblée  comme  la

personnification de l'esprit du peuple qui peut ainsi bien rester souverain.

Avec cet acte d'usurpation total de la neutralité de la loi et de l'Etat, il fait du système

législatif  une  vestige  vide  de  contenu  et  de  l'Etat  une  forme  esthétique  utilisable

comme organe de façade pour les relations avec les autres pays.

Au sujet  de  l'Etat  de façade,  la  Arendt  nous  explique  comment  le régime  nazi se

présente en tant qu'organisation à la fois artificielle et réelle; le mouvement avec ses

différentes organisations affiliées au parti regroupe d'un coté la masse des individus

ordinaires qui doivent retrouver dans ces cadres la forme pleine et efficace de l'Etat

omniprésent  et fonctionnel  et de l'autre, les membres  effectifs qui,  eux, s'occupent

justement  de renvoyer l'image  du monde  correspondante  à la Weltanschaaung    du

parti.

L'activité de ces membres est donc finalisée à construire un cadre de la réalité qui

doit rassurer les masses au sujet de la coïncidence entre la propagande des idées et la

réalité effective, l'administration joue alors le rôle de mécanisme de conjoncture et

au même temps d'organisme de pression permanente qui doit veiller à ce que l'image

du  monde  offerte  par  l'idéologie  ne se  réduise  jamais  à  la  normalité  d'un  état  de

choses  acquis  et  immuable;  le  principe  du  mouvement  constant  doit  agir  pour

conjurer le danger plus important pour un système totale: l'uniformité du quotidien et

la conviction que l'ennemi s'est retiré.

Les masses ont besoin de savoir que le danger est toujours présent et que l'action de

lutte  est  toujours  vive,  le  pouvoir  est  en  constant  mouvement  et  l'agression  de

l'ennemi  toujours  justifiée;  au  même  temps  l'omniprésence  du  contrôle  policier

rappelle la force de l'Etat  et sa rigueur  en rappelant  aussi que la volonté ferme de

chacun est appelée à s'accomplir dans l'action au sein de l'organisation.

Bien  évidement  l'action  réservée  à  ces sympathisants  est  assez  réduite  et  n'infère

d'aucune manière sur la conduite du mouvement, mais elle sert en tant que facteur

illusionniste,  comme moyen  de  participation  intime  et  de responsabilité  collective

par rapport à la destinée de la nation.

"L'appareil  d'Etat  est  transformé  en  organisation  de  façade  composée  de

bureaucrates sympathisants: pour les questions intérieures leur rôle est de répandre

la confiance dans la masse des citoyens qui sont seulement co­ordonnés; quant aux

af aires  étrangères,  leur  tâche  est  de  donner  le  change  au  monde  extérieur  non

totalitaire. Le chef, en sa double qualité de chef de l'Etat et de guide du mouvement,

réunit en sa personne une inflexibilité de militant portée à son plus haut degré et la

confiance que la normalité inspire"[63].

La  forme  factice  d'Etat  que  le  nazisme  a  laissé  subsister  en  la  privant  de  toute

autorité  réelle,  sert  alors  à  donner  à  la  nation  la  certitude  de  faire  partie  d'un

ensemble légitime qui, appelé à accomplir le destin de son histoire et de l'histoire du

monde, est guidé et protégé dans sa mission par l'autorité foncière de l'institution qui

le représente comme légitime face aux autres pays, l'Etat, le Reich allemand.

La pratique de dédoublement systématique des organismes

gouvernementaux  et  étatiques  en  général,  permet  de  donner  une  image  légale  du

fonctionnement des institutions d'Etats tout en confiant la gestion réelle du pays et

des pratiques politiques et administratives aux doublures gérées par les membres du

mouvement.

L'Etat est réduit à un rien vide de pouvoir qui est toutefois la forme dont le régime

nazi  se sert pour exister  face au monde  et à la diplomatie  internationale;  une

nécessité, celle d'utiliser ce fantôme étatique, qui était destinée à disparaître une fois

le projet de domination mondiale accompli.

L'exceptionnalité de l'Etat hitlérien devient ainsi l'exception de l'Etat à l'Etat: l'Etat

est et vit en fonction de sa propre exception, l'Etat fait exception à lui­même là où la

loi et sa force naturelle et absolue se dissout pour devenir et s'appliquer en tant que

norme; la loi devenue norme permet au pouvoir de créer la réalité au fur et à mesure

des possibilités de la conformer à la Weltanschaaung conçue par le mouvement. En

ce sens la force du système hitlérien réside non pas dans la rigueur de l'idéologie et

dans  la  correspondance  entre  le  programme  et  l'action,  mais  bien  plutôt  dans  la

rationalité  de  son  action  pratique,  dans  la  logique  serrée  du  projet  politique  de

domination  du  monde  sur  des  bases  raciales,  projet  qui  sera  réalisé  selon  les

circonstances  et  avec  le  concours  de  toutes  les  institutions  classiques  de  l'Etat

repensées et réaménagées en fonction de ce projet même.

Dans ce domaine d'exception où le Reich nazi agit et se produit, le droit, exilé du

terrain de la Loi, se retrouve directement lié au principe de la volonté du chef et de la

mission spirituelle de la nation; seul critère de justification et de légitimité du droit

devient  ici  la  sauvegarde  de  la  race  aryenne  et  la  victoire  sur  le  monde  de  la

domination du

peuple allemand.

Le droit n'est plus que la légitimation  a posteriori d'un  état de fait qui  est déjà  en

train de se produire, la constitution de l'Etat raciste allemand et la loi redevient ipso

facto la manifestation de l'esprit  et de la volonté originaire de la Loi naturelle qui

impose  aux  hommes  comme  aux  Etats  de s'engager  dans  la  lutte  pour  l'existence

pour mériter une place dans l'histoire et dans le monde.

Caractéristique  d'un  tel  système  qui  renvoie  la  loi  hors  du  terrain  de  la  légalité

immuable pour l'exiler  et la fonder dans un supposé ordre naturel,  est la politique

antisémite  visant  l'expoliation  des  droits  civiques  pour  les Juifs; mettre  des sujets

hors du système légal, les priver de tout recours en justice, les rendre étrangers en les

empêchant  de se  réclamer  de  la  citoyenneté  allemande, seule  garantie  de  liberté,

constitue la condition préliminaire pour les exclure du monde des sujets juridiques et

pour cela inviolables.

La Arendt introduit à ce sujet la figure de l'innocent en tant qu'image type du détenu

dans les camps d'extermination; les innocents sont tous ces individus privés de leur

personne juridique  et condamnés sans avoir  commis  aucun  crime. Un individu  en

possession de ses droits civiques doit se mettre dans la condition de commettre un

acte illégal, ou d'y être contraint, pour qu'on puisse lui appliquer la peine adéquate et

le priver d'une partie de ses droits.

L'individu,  par  contre,  expolié  de  sa  personne  juridique  et  considéré  comme  ne

faisant  pas  partie  du système  légal  où  l'on  applique  une  peine  pour  un  crime,  cet

individu devient le sujet parfait pour l'application inconditionnée d'un châtiment hors

la loi, le châtiment correspondant au crime d'exister.

Cet individu devient le sujet idéal pour l'exercice absolu du pouvoir qui se veut total,

il permet au pouvoir de se produire en toute sa puissance car il peut agir sur son sujet

en  agissant sur son  droit  à  la  vie, sur  la  durée  et  les  conditions  de  cette  vie.  Le

pouvoir devient ainsi au travers de ces vies­nues, la manifestation absolue de ce que

l'on entend pour biopolitique négative, la puissance destructrice d'une politique qui

fait de la vie son objet et son sujet, qui en décide les limites et la valeur et qui, mais

seulement après et comme le moins puissant des pouvoirs, en détermine la fin.

"Telle  est  la  prétention  monstrueuse,  et  pourtant,  apparemment sans réplique,  du

régime totalitaire que, loin d'être sans lois, il remonte aux source de l'autorité, d'où

les lois positives ont reçu leur plus haute légitimité; loin d'être arbitraire, il est plus

qu'aucun autre avant lui, soumis à ces forces surhumaines; loin d'exercer le pouvoir

au profit d'un seul homme, il est tout à fait prêt à sacrifier les intérêts immédiats de

quiconque à l'accomplissement de ce qu'il prétend être la loi de l'Histoire ou celle de

la Nature"[64].

Caractéristique de l'Etat nazi en tant qu'Etat d'exception est la redéfinition de deux

concepts,  celui  de  guerre  et  celui  d'ennemi;  dans  les  deux  cas  on  assiste  à

l'effacement des vieux principes dictés par les règles du droit de guerre international,

le jus bellicum europaeum.[65]

L'ennemi est identifié par rapport à son être autre, à son être l'étranger qui par son

essence même se situe hors du système; dans le système nazi l'ennemi est l'autre en

tant que l'autre nature biologique, le sujet inhumain qui se situe hors de l'ordre que la

Nature a conçu pour les vivants, c'est ennemi est le Juif et son étrangeté est le danger

absolu pour  cet Ordre supérieur qu'il viole avec sa seule existence.

"(l'ennemi) il se trouve simplement qu'il est l'autre, l'étranger, et il suf it pour définir

sa nature, qu'il soit, dans son existence même et en un sens particulièrement fort, cet

être autre, étranger et tel qu'à la limite des conflits avec lui soient possibles qui ne

sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l'avance, ni

par la sentence d'un tiers, réputé non concerné et impartial"[66].

Dans  ce  contexte le pouvoir  absolu  et souverain reviendra dans les mains de  celui

qui pourra se faire maître de la décision d'entrer en guerre et de désigner l'autre en

tant  qu'ennemi; souverain  est  donc  le  pouvoir  de  décider  de  l'entrée  dans  un  état

d'exception, l'état de guerre,

et sur les modes de cet état.

On  peut  dire  que  Hitler  s'est  emparé  de  cette  souveraineté  absolue  en  décidant

d'ouvrir l'état de guerre international et en déclarant les Juifs comme ennemi absolu.

"Ni  l'existence  des  moyens  d'extermination,  ni  une  méchanceté  préméditée  de

l'homme  ne  constituent  la  menace  dernière.  Celle­ci  réside  dans  le  caractère

inéluctable  d'une  contrainte morale... La logique  de la  valeur  et  de la  non­valeur

déploie  sa  pleine  rigueur  destructrice  et  contraint  à  des  discriminations,  à  des

criminalisations et à des dépréciations toujours nouvelles, toujours plus profondes,

jusqu'à l'extermination de tout sujet sans valeur, indigne de vivre"[67].

Et dans le domaine de la politique extérieure la guerre totale pour la domination de

la race aryenne des seigneurs a bien été le véritable but de toute action entreprise par

Hitler vis­à­vis des autres puissances européennes; le même sentiment de mépris qui

lui  avait  permis  de  désigner  les  Juifs  comme  des  sujets  inaptes  à  vivre,  lui  fait

considérer  les  autres  peuples  comme  des  potentiels  matériels  d'exploitation  pour

l'accomplissement de la production de la race supérieure.

On se limitera ici à reporter quelques­unes de ses considérations et on s'abstiendra de

tout commentaire; il ne nous intéresse pas de le contester ou de les analyser car elles

relèvent de la pure exaltation hystérique, mais elles montrent, et c'est là leur valeur,

quelle  peut  être la  puissance  d'un  pouvoir  qui s'approprie  de la  décision sur  et  de

l'Etat

d'exception  et qui arrive à réaliser  et par là même à détruire la politique en tant que

moyen  de  guerre  absolue;  l'axiome  de  Clausewitz  demande  alors  d'être  renversé,

comme nous l'indique Michel Foucault: c'est la guerre qui devient la continuation de

la politique par d'autres

moyens, c'est la guerre l'essence de la politique internationale nazie.

"L'Allemagne ne sera véritablement l'Allemagne que lorsqu'elle sera l'Europe. Tant

que  nous ne dominerons  pas l'Europe  nous ne ferons  que végéter... Notre  espace

complet à nous c'est l'Europe. Celui qui la conquerra imprimera son empreinte au

siècle à venir. Nous sommes désignés pour cette tâche. Si nous ne réussissons point,

nous succomberons,  et  tous  les  peuples  européens  périront  avec  nous.  C'est  une

question de vie ou de mort".

"Il ne s'agit pas de fabriquer une Paneurope pacifiste, avec le bon oncle allemand

au centre qui écourte agréablement le temps d'études aux braves neveux... ce qu'il

faut  c'est  qu'une  Europe  germanique  crée  les  bases  politiques  et  biologiques  qui

seront les facteurs perpétuels de son existence... Il ne peut y avoir un droit égal pour

tous nous y conformer. C'est pourquoi je ne reconnaîtrai jamais aux autres nations

le même droit qu'à la nation allemande. Notre mission est de subjuguer les autres

peuples. Le peuple allemand est appelé à donner au monde la nouvelle classe de ses

maîtres".

"La guerre sera ce que je veux qu'elle soit. La guerre c'est moi".

"La création n'est pas terminée, du moins en ce qui concerne l'homme. Du point de

vue  biologique,  l'homme  arrive  nettement  à  une  phase  de  métamorphose.  Une

nouvelle  variété  d'homme  commence  à  s'esquisser,  dans  le  sens  scientifique  et

naturel d'une mutation. L'ancienne espèce humaine est entrée déjà dans le stade du

dépérissement et de la survivance. Toute la force créatrice se concentrera dans la

nouvelle  espèce.  Les  deux  variétés  évolueront rapidement  en  divergeant  dans  des

directions opposées. L'une disparaîtra, tandis que l'autre s'épanouira et dépassera

de  loin  l'homme  actuel.  J'aimerais  assez  à  donner  à  ces  deux  variétés  les  noms

d'Homme­Dieu et d'Animal­Masse".

A cela Rauschning commente:

"Mais où se trouve le Dieu qu'à invoqué tant de fois Hitler dans ces discours et qu'il

nomme la Providence et le Tout­Puissant. Dieu est la statue de l'homme, l'Homme­

Dieu qui se dresse, telle une oeuvre d'art, dans les Burgs de l'Ordre. Dieu est Hitler

lui­même"[68].