Sale bête, sale nègre, sale gonzesse... Identités et dominations
Analyse du système des insultes
Ce que nous apprennent les insultes
Les
insultes sont des mots ou des expressions toutes faites, dont le
caractère offensant est immédiatement perçu par tous, et que l’on
utilise pour attaquer quelqu’un à qui l’on s’adresse directement, en le
rabaissant et en lui signifiant du mépris. Parce qu’il leur faut être
immédiatement compréhensibles à chacun, elles négligent tout caractère
réellement individuel pour ne se référer qu’à des catégories sociales :
et c’est ainsi qu’elles sont une bonne source d’indications sur les
rapports sociaux. C’est pourquoi elles sont normalisées (contrairement à
celles, par exemple, qu’affectionne le capitaine Haddock, et qui
justement font rire pour cette raison : elles ne sont pas effectives, ne
seraient pas comprises et donc pas réellement offensantes), et aussi
pourquoi elles sont particulièrement bêtes et mesquines : c’est que,
comme d’autres aspects du langage mais avec plus de vivacité et clarté,
elles expriment les catégories sociales déterminantes et l’ordre
dominant.
Toujours, injurier quelqu’un consiste à l’attaquer en
dévalorisant ou en niant l’image qu’il est censé (par le corps social)
avoir de lui-même. Et si le ton de mépris ou de haine joue également un
grand rôle, le contenu (la signification) de l’insulte n’est pas du tout
indifférent : il obéit à des règles strictement codifiées et à des
types bien définis, qui révèlent ainsi les rapports sociaux de
domination et les représentations d’eux-mêmes que les humains acceptent
(semble-t-il) si facilement.
Les insultes ont donc en commun
d’attaquer une identité sociale de l’injurié, dans une situation de
conflit. L’Espèce et le Sexe (mais la Race aussi) sont parmi les plus
fondamentales de ces identités : ce sont des catégories sociales, qui
apparaissent d’autant plus évidentes par elles-mêmes que leur rôle
social est plus omniprésent, et qui permettent, au sein d’une société
donnée, de classer des individus et de les remiser en divers paquets,
avec des conséquences tout à fait concrètes. Ces catégories sont bien
plus conventionnelles et arbitraires qu’il n’y paraît spontanément :
ainsi, il y a cinquante ans, « blonde » ou « brune » (pour les individus
remisés dans le groupe femmes) étaient des catégories très importantes,
comme l’indiquent les chansons, mais qui n’existent plus aujourd’hui.
Toujours est-il que les insultes sont des expressions abouties, et même
souvent caricaturales, de l’omniprésence de ces catégories et des liens
de hiérarchie qu’elles entretiennent, et qu’elles permettent donc dans
un premier temps de s’en faire une idée (même si on peut perdre un peu
alors le sens de la nuance).
Comme en fait je n’ai pas du tout
l’intention d’entreprendre un inventaire exhaustif de tous les types
d’insultes, et que je ne veux m’attacher qu’aux catégories existantes
qui conditionnent le plus la vie des humains, ne vont m’intéresser ici
que certaines d’entre elles, qui sont tout de même, et de loin, les plus
fréquentes : les insultes racistes, sexistes, homophobes ou...
spécistes.
Les insultes racistes
Les injures racistes traitent un
Juif de youpin (ou sale Juif), un Noir de nègre (ou sale nègre), un
Arabe de bougnoul (sale Arabe)... On a une bonne idée du statut de ces
humains lorsqu’on remarque que pour les attaquer on ne les compare pas à
« quelque chose d’autre », mais qu’au contraire on insiste simplement
sur « ce qu’ils sont » : youpin signifie juif, nègre noir, etc., ces
mots étant seulement plus explicitement péjoratifs. De même, « sale »
n’est introduit que pour expliciter ce caractère péjoratif, « sale
juif » par exemple ne signifiant pas « juif de la variété sale », mais
« juif, donc sale ».
Dans notre civilisation « blanche », tout Blanc
(non juif, du moins) sera épargné par les insultes racistes : car
« blanc » n’est pas dévalorisant. Et je ne serai jamais traité ni de
bougnoul ni de nègre, parce que me manquent les signes fondamentaux de
cette « différence » qui collent à la peau d’autres et les distinguent
négativement.
Les insultes sexistes
Les injures sexistes qui
s’adressent aux hommes, elles, ont trait directement à l’appartenance de
sexe (la catégorisation de sexe, en homme ou femme) ou prennent pour
cible la sexualité (la catégorisation en fonction des préférences
sexuelles).
Eh bien, lorsqu’on attaque les hommes directement en tant
qu’hommes, on les traite... de femmes : gonzesse, femmelette,
sans-couilles.... Par ailleurs on les traite aussi, ce qui est plus ou
moins censé revenir au même, de « faux » hommes, d’hommes passifs,
d’« hommes-femmes » en quelque sorte, en les assimilant à ceux n’ont pas
la bonne sexualité (celle, masculine standard, qui fait un « vrai
homme ») : pédé, enculé, tapette, tante...
Ainsi, bien que j’aie de
façon indéniable un pénis, du poil au menton, etc., je peux encore être
nié dans ma qualité d’homme : mes caractères physiques ne sont que des
présomptions de mâlitude, insuffisantes pour me remiser ad vitam
aeternam dans la catégorie « homme ». Il y faut aussi les attitudes dont
la société estime qu’elles leur correspondent : virilité,
hétérosexualité, courage, dynamisme (caractère actif et individuel),
etc. Le fait d’être « un homme » ne semble pas aller autant de soi que
celui d’être « un Noir ». Finalement, « homme » n’est pas du tout un
attribut aussi « naturel » qu’il semblerait de prime abord ...
Par
contre, le fait d’être femme l’est clairement plus, « naturel », puisque
pour attaquer une femme en tant que telle on ne la traite pas d’homme,
mais au contraire, on marque sa non-virilité, c’est-à-dire qu’on la
traite en toute bonne logique de... vraie femme (putain, salope, gouine,
connasse, pétasse, conne). De « vraie » femme, puisque, comme on sait,
dans la représentation courante les femmes restent essentiellement mères
ou putains, comme l’exprime la caricature machiste : « Toutes des
salopes, sauf ma mère ! ». C’est le fait que l’on puisse injurier une
femme en la traitant dans le fond simplement de femme [1] qui donne le
plus clairement la mesure du mépris dans lequel sont tenus la moitié des
humains.
De plus, contrairement à celle des « hommes », et comme
celle des « Noirs », la catégorie « femme » est censée être
« naturelle » : on n’en échappe pas (malgré quelques dérogations
limitées, du type « elle a plus de couilles que beaucoup de mecs ») ;
nul besoin d’un comportement particulier pour être une femme, le sexe
biologique suffit (« on naît femme, on devient un homme »).
Les insultes spécistes
Et,
enfin, on peut encore attaquer un humain quel qu’il soit dans son
humanité : en le traitant d’inhumain (monstre), d’humain raté (avorton,
taré, mongolien), ou d’un nom d’animal quelconque : soit chien, porc,
âne, cochon... soit chienne, truie, dinde... (ici aussi le sexe reste
trop déterminant pour être oublié). Ou bien encore on l’attaquera sur
les attributs présumés de l’humanité, principalement la raison (fou),
l’intelligence (âne, idiot, bête, imbécile, stupide, débile) ou...
l’« humanité » (salaud, monstre, sans cœur).
Là aussi mon humanité,
pourtant censée être fondée sur des signes biologiques évidents, peut
m’être retirée, notamment si je ne satisfais pas aux critères de
comportement requis. Elle n’est pas très « naturelle » non plus, et
n’est pas acquise d’emblée...
J’appelle cette dernière classe
d’insultes « spécistes », d’une part parce qu’elles s’attaquent à notre
identité d’espèce, et d’autre part (mais cela est bien sûr directement
lié), parce qu’elles font référence de façon péjorative à d’autres
animaux qui sont, eux, dévalués parce que n’appartenant pas à la bonne
espèce, celle de référence, l’humaine. L’adjectif « spéciste » est
évidemment construit sur le modèle de « raciste » et « sexiste », et
l’analogie faite ici est bien pertinente : bien que les humains sachent
que les animaux ne parlent pas, les « sale bête » ponctuent volontiers
les coups de pied d’un « maître » à son chien.
Voilà clos ce rapide
tour d’horizon [2]. Les insultes qui jouent sur les identités sociales
sans pour autant reprendre les schémas que l’on vient de voir sont peu
nombreuses et visent généralement plus à se moquer (plus ou moins)
gentiment qu’à réellement blesser. À peine peut-on encore parler
d’insultes : ainsi, les seules qui traitent un humain mâle de mâle (par
une référence au signe de mâlitude qu’est le pénis) sont bon-enfant et
souvent affectueuses : couillon, cornichon, andouille. Ce sont en fait
des variations humoristiques sur le thème de l’injure, qui ne sauraient
se prendre véritablement au sérieux.
Insultes et appartenances
Ces
différents types d’injures ont en commun d’attaquer l’individu,
identifié à une catégorie sociale, dans cette appartenance même ; soit
en la niant si son groupe est dominant, soit en insistant dessus dans le
cas contraire. Elles l’attaquent donc non en tant qu’individu
singulier, mais en niant sa singularité pour ne plus se référer qu’à son
appartenance, fictive ou non, reconnue par lui ou non. C’est à travers
la catégorie toute entière qui lui est attribuée que l’individu est
censé être dévalorisé, et l’insulte ne l’atteint que si (ou parce que)
lui-même adhère à cette catégorisation, c’est-à-dire accepte le jeu. Et
il faut convenir que... ça marche ! (en notant par ailleurs que la
haine, le mépris, la volonté de détruire dont l’insulte est vecteur sont
aussi en soi déstabilisants, terroristes.)
Les insultes ont pour
effet de verrouiller l’appartenance d’un individu, lorsqu’il s’agit d’un
groupe dominé. Cette catégorie (noir, femme, bête...), identifiée à
l’aide de « signes » anatomiques, est perçue comme « naturelle » ;
l’individu ne peut donc en changer, et les insultes le remettront
toujours à sa place. À l’inverse, les critères d’appartenance à un
groupe dominant sont ressentis comme moins purement naturels,
biologiques ; doivent s’y ajouter des critères de comportement
obligatoires sous peine de déchoir et d’être remisé dans une catégorie
dominée. Les dominants se perçoivent donc comme une catégorie naturelle
et sociale, ou plutôt, comme une catégorie naturellement sociale, les
catégories dominées étant, elles, vues comme purement naturelles [3].
Paradoxalement
cependant, l’appartenance à la catégorie dominante est conçue comme la
norme ; puisque le mot « homme » désigne aussi tous les humains, un
homme est un homme tout court, et une femme est un homme plus, ou plutôt
moins, sa féminitude. L’appartenance à une catégorie dominée est perçue
comme faisant relief négativement sur la « bonne » communauté, la
normale, celle de référence. Le fait d’être « un Blanc » par exemple est
généralement un implicite, non formulé : il correspond directement à
l’appartenance à la société, à la civilisation (la vraie !), à
l’humanité typique...
Quand l’individu fait partie du groupe
dominant, les insultes peuvent remettre en cause cette appartenance.
Cela se fait peu pour la race (on traitera rarement un Français bon
teint de bougnoul ; les nazis avaient cependant l’expression
« enjuivé ») ; s’adressant à un membre de la catégorie la plus
« normale » (un humain mâle bon teint), les insultes de loin les plus
nombreuses sont celles qui contestent, à travers le comportement,
l’identité sexuelle et celle d’espèce. La représentation que nous avons
de nous-mêmes semble ainsi construite d’abord sur ces deux identités
sociales fondamentales, dans une certaine mesure liées : l’identité
sexuée et l’identité humaine, modes de représentation de nous-mêmes
socialement imposés, correspondant à des statuts sociaux.
Cela se
retrouve également dans nos vêtements et nos aménagements corporels
(coupe de cheveux, etc.), uniformes bel et bien obligatoires en
pratiquement toutes circonstances. Être vêtu est en soi symbole de notre
humanité (obligatoire au moins en public), tout comme l’est la
civilisation de notre corps (qu’on arrache à la « pure naturalité » en
passant chez le coiffeur, par exemple). Les vêtements doivent en outre
obéir à des critères plus ou moins stricts, ceux d’une époque et d’une
civilisation, marquant ainsi l’appartenance à une culture donnée, et de
façon indirecte encore à l’humanité. Enfin, last but not least, ils
doivent être féminins ou masculins, et cela aussi est pour une grande
part obligatoire [4].
Nos identités et nos statuts sociaux
J’entends
par identité sociale une image de nous-mêmes qui nous est donnée par
notre environnement social à la fois comme nature et comme modèle, à
laquelle nous sommes tenus de nous conformer dès la naissance, et à
partir de laquelle nous nous construisons : elle façonne notre attitude
générale face au monde, face à nous-mêmes comme face aux autres, et nous
pourvoit en valeur. Bien qu’elle ne nous détermine pas entièrement et
que nous puissions prendre quelques libertés avec elle, il s’agit d’une
image sur laquelle nous comptons trop en toutes choses et à laquelle
nous sommes trop souvent ramenés par les autres pour pouvoir nous en
débarrasser ou simplement en faire abstraction.
L’identité sera
l’aspect subjectif du rôle social, et le rôle social l’expression dans
les actes (objective) de l’identité. Tout individu a une identité
d’espèce, de sexe et de race (et beaucoup d’autres encore, moins
fondamentales, moins perçues comme « naturelles »), correspondant
chacune à divers rôles sociaux, eux-mêmes liés à divers statuts sociaux.
Dire à quelqu’un qu’il est peu humain (« complètement taré ! ») ou
qu’il est un animal, qu’il est une femme, qu’il n’est pas de bonne race,
peut le blesser sérieusement, et est couramment pratiqué dans ce but.
Le fait même que celui qui se fait ainsi verbalement traiter le ressente
mal est le signe de son mépris pour les non-humains, pour les individus
qui ont un sexe femelle, pour ceux qui sont d’ailleurs. C’est aussi par
contre le signe de son grand respect pour son appartenance à
l’humanité, à son propre sexe, à sa propre communauté : quelle mine il
fait, si on cherche à remettre en cause cette appartenance ! Et ce genre
de pratique qui semble si dénué de sens, si absurde, qui consiste à
traiter quelqu’un soit de « ce qu’il est », ou au contraire de « ce
qu’il n’est pas », est en fait pris au sérieux par tous, ou peu s’en
faut ! Qui, homme ou femme, blanc ou non, homo ou hétérosexuel...,
aurait le réflexe d’éclater de rire, et de bon coeur, à s’entendre
traiter d’enculé, de pétasse, de sale nègre, de porc ? Non, par delà le
simple fait d’être haï ou méprisé, il s’agit bien en soi d’un mauvais
traitement, face auquel l’âme fière pâlira et l’âme moins bien trempée
s’empourprera. Une partie de la misère des humains ne se niche-t-elle
pas là, dans cette difficulté à prendre une distance par rapport à ces
images de soi-même ? Des images qui ne sont d’ailleurs même pas
directement de soi, mais seulement du groupe auquel on est socialement
identifié ! Quelle rigolade !
En fait, non, ce n’est certainement pas
drôle, et ce n’est pas une simple histoire de mots. Rares sont ceux qui
peuvent ne pas se sentir concernés ; car derrière les mots se cachent
des différences de statut fondamentales, et selon celui qui nous est
assigné nous pouvons être propriétaire ou esclave, bon vivant ou bien
mort. Homme ou femme, je lirai le journal et rapporterai une paye plus
élevée de moitié, ou ferai la vaisselle et torcherai la marmaille. Mâle
homo ou hétérosexuel, on me crachera au visage ou je serai l’enseigne de
la respectabilité. Humain ou animal (non humain), je jouirai de droits
élaborés et ma vie sera sacrée, ou l’on pourra me faire ce que l’on
voudra pour n’importe quel motif (comme me plonger vivant dans l’eau
bouillante, si je suis classé truite ou homard !). Les mots désignent
des réalités, des statuts qui ont une telle incidence sur notre vie et
sa qualité, qu’il ne peut être indifférent à quiconque que l’on cherche à
rabaisser la catégorie à laquelle il appartient.
Car toujours, dans
un conflit, les injures sont potentiellement un premier pas. En
assignant verbalement à un adversaire une position de dominé dans le
système hiérarchique social (en lui rappelant sa position sociale réelle
lorsqu’il s’agit déjà d’un dominé, ou en le ravalant à une catégorie
inférieure dans le cas contraire), on le met en demeure de se soumettre
ou de se préparer à être traité physiquement comme un dominé,
récalcitrant de surcroît : c’est-à-dire, fort mal.
Les insultes, en
nous renvoyant brutalement à nos identifications de groupe, renforcent
celles-ci (et la hiérarchie entre elles), et ceci tant pour l’insulteur
que pour l’insulté. Attaquer par exemple un humain dans son humanité,
cela revient en fin de compte à renforcer l’obligation à laquelle je
suis moi-même aussi soumis de me conformer à « mon » humanité, qui plus
est au détriment des idiots, des handicapés ou des non-humains. Non
merci.
Car les identités sociales font référence à des groupes (que
j’appelle groupes d’appartenance) auxquels je suis censé appartenir et
qui ont de ce fait des droits sur moi, sur mes agissements, etc. C’est
pourquoi les insultes ne sont pas un problème en soi, ne sont pas le
problème : elles n’en sont qu’une expression. J’aurais pu tout aussi
bien parler du ridicule et de la peur qu’on en a si souvent. Les
insultes ou la peur du ridicule sont un bon révélateur de notre
enfermement à tous dans différentes catégories sociales, qui déterminent
notre vie à tous les niveaux, et dont il est très difficile de sortir.
Être
blanc, homme, et humain, c’est être inscrit comme dominant sur une
échelle hiérarchique qui comprend, donc, aussi des dominés. C’est
bénéficier de privilèges, matériels et identitaires..., dont de dominer
d’autres, sans soi-même risquer de l’être. Mais c’est aussi toujours
avoir sous les yeux l’exemple des dominés, de la façon dont ils sont
traités, en sachant que si l’on cesse d’avoir les comportements requis
par son groupe d’appartenance, on en sera exclu, et alors éventuellement
passible des mêmes mauvais traitements.
Aspects communs des formes de domination
Toujours,
les dominations présentent deux aspects, que l’on peut théoriquement
isoler l’un de l’autre, mais qui dans la pratique sont souvent
indissociables : un que j’appelle matériel (on pourrait aussi dire
objectif), et un que j’appelle identitaire (on pourrait dire subjectif).
Le premier consiste en une exploitation, une mise à son service du
dominé par le dominant, qui vise à en retirer des avantages matériels,
par l’utilisation de son corps, de sa force de travail, de son
affection, etc. Le second aspect consiste pour le dominant à s’octroyer
une valeur positive, supérieure, au moyen d’une dévalorisation du
dominé : on ne peut se poser comme supérieur que relativement à autre
chose, qu’il faut donc inférioriser, mépriser. Cette valorisation est en
soi jouissive, source de plaisir.
Ces deux finalités de la
domination sont généralement indissociables : pour plier quelqu’un à sa
volonté, l’exploiter, et ceci sans problèmes de conscience graves, il
faut l’avoir dévalorisé, avoir cessé de le considérer comme son égal.
Mais inversement le fait d’utiliser quelqu’un, de le faire obéir à sa
volonté, de l’obliger à devenir un instrument de nos propres besoins
(quels qu’ils soient), indépendamment des siens, est une façon très
efficace de le dévaloriser, de l’inférioriser, de l’humilier : donc de
poser sa propre supériorité. Dans certains cas l’usage de la violence
n’aura pas pour but l’exploitation matérielle, mais uniquement la
dévalorisation : c’est ainsi que j’explique la consommation de la viande
(où c’est l’exploitation matérielle qui a alors pour but la
valorisation), et le sadisme des relations de pouvoir en général. De
toute façon, que le but soit matériel ou identitaire, la domination
s’exercera par la violence, effective ou simple menace explicite voire
implicite ; et elle s’appuiera sur une idéologie justificatrice, forme
sociale du mépris.
La domination, c’est la valorisation
Dans
toutes les sociétés, la supériorité (dominance) sociale s’affirme
symboliquement par le monopole, d’une part de l’usage légitime de la
violence, et d’autre part, de la possession de biens. L’usage de la
violence, et la possession de biens sont des annexes des individus
dominants, ils leur sont constitutifs. C’est-à-dire que ce ne sont pas
simplement des marques extérieures de leur qualité de dominants, mais
des attributs inhérents, qui en font partie intégrante.
Les individus
ne sont jamais appréhendés seuls, isolés de tout contexte : ils sont au
contraire perçus à travers ce qu’ils ont, qui exprime ce qu’ils sont
(ou ce qu’ils sont socialement censés être). C’est que je suis
effectivement ce que je possède, ce qui, à des degrés divers, me
constitue : mon corps, mes vêtements et autres objets, mais aussi mon
caractère, mes projets, mes intérêts, mes sentiments, mon passé, mes
relations, etc [5].
La possession de biens, c’est-à-dire, de choses
qui sont perçues comme m’étant originellement extérieures, non propres,
me permet, par leur annexion, leur appropriation, leur incorporation à
mon individualité, de me poser relativement aux autres comme plus ou
moins gros, plus ou moins puissant, plus ou moins riche en valeur(s) :
ma valeur dépend de ce que je possède (au sens large) et peux faire
valoir.
Ce sont bien sûr les biens les plus prestigieux qui confèrent
le plus de valeur à leur propriétaire. Dans de nombreuses sociétés,
lorsque les conditions s’y prêtent, les biens les plus prestigieux sont
d’autres êtres vivants qui sont appropriés, annexés à leur
propriétaire : animaux, enfants, femmes, esclaves. Propriétés d’un
autre, ces individus n’ont pas eux-mêmes dans les cas les plus extrêmes
de propriété du tout, y compris celle de leur corps ou de leurs traits
de caractère, et n’existent pas socialement en tant qu’individus, que
propriétaires.
Instrumentalisés, les dominés reçoivent des attributs
d’instruments. Un tournevis est fait pour visser, fait par le fabricant.
Une femme de même est faite pour faire des enfants, etc. : mais par
qui ? Sa fonction procréatrice n’est pas façonnée par un humain ; c’est
donc un troisième partenaire qu’on introduira, un partenaire complice,
qui fait les femmes pour les hommes comme il pourrait aussi faire pour
eux, mais ne fait pas, des tournevis : ce partenaire, c’est la Nature.
Ainsi les dominés en général sont-ils naturalisés, faits par nature pour
faire ou subir ce qu’ils sont obligés de faire ou subir [6].
L’autre
versant de l’idéologie, qui en est l’exact contrepoint, concerne alors
les dominants : ceux-ci se retrouvent valorisés, investis d’une valeur
égale à celle dont sont dépossédés les dominés, individualisés à la
mesure même de la dés-individualisation que subissent les appropriés, et
enfin se posent, eux, comme étant leur propre fin : ils existent pour
eux-mêmes, par eux-mêmes, etc.
La valorisation à travers les appartenances
Je
n’ai jusqu’à présent parlé de la domination que sous un angle
individuel (la domination d’un individu par un autre, visant à une
exploitation matérielle et à une annexion identitaire). Mais, même si ce
point de vue individuel n’est pas incompatible avec l’angle social, il
reste insuffisant si l’on ne recourt pas à une analyse des rapports de
l’individu à sa société, à son groupe d’appartenance.
Les rapports
d’appartenance des individus sont contraints socialement, c’est-à-dire
que, même si nous y trouvons plus ou moins notre compte, il existe une
très forte pression sociale à nous conformer aux comportements
correspondant au groupe auquel nous sommes censés appartenir. Mais nous
trouvons aussi des avantages à cette socialisation : les diverses
appartenances qui nous sont imputées nous donnent une sorte de contenu
(on est homme, femme, humain... : c’est notre identité), assorti d’une
valeur qui sera plus ou moins grande selon les appartenances en
question, mais aussi selon la façon dont nous gérons le rôle (avec plus
ou moins de brio et de conviction...).
Or, schématiquement, les
groupes d’appartenance s’opposent deux à deux, selon un modèle
dominant/dominé : blanc, non-blanc, homme/femme, humains/animaux ; ce
modèle dominant/dominé correspond également grosso-modo aux dichotomies
valorisé/dévalorisé, social/naturel, libre/déterminé...
C’est que la
domination d’un groupe, d’une catégorie sociale, d’une classe, sur un-e
autre, lui permet de procurer une identité, fonctionnelle socialement
bien sûr, mais également valorisante, à ses membres : et elle lui permet
de fonder sa cohésion, car cette identité et sa valeur, qui sont pour
les dominants un privilège, leur sont communes et doivent être conquises
et défendues contre ceux à l’encontre desquels elles s’établissent. Ce
sont donc en grande partie leurs intérêts communs qui fondent la
cohésion du groupe des dominants, qui assurent qu’ils se soumettront à
leur fonction-statut social, étant entendu que pour ceux d’entre eux qui
refuseraient de s’y soumettre, par exemple en remettant en cause la
domination de leur groupe, il y a la réprobation-répression-pression
sociale, qui peut être ouvertement contraignante, et aller jusqu’à la
mort, l’exclusion ou la rétrogradation au statut de dominé, en passant
par la ridiculisation. C’est ainsi que je m’explique que les insultes
qui attaquent des dominants dans leur identité d’hommes ou d’humains se
baseront volontiers sur leur non-adéquation aux comportements imposés
par leur propre groupe.
Pour les dominés, il n’y a pas besoin du tout
(ou moins besoin, c’est selon les cas) d’une cohésion de groupe (qui
pourrait se révéler dangereuse pour les dominants) : c’est directement
la contrainte exercée par les dominants qui jouera le plus grand rôle
dans le fait que les dominés restent à leur place inférieure et
exploitée [7] : c’est ce qui c’est passé pour les esclaves ou les
indigènes des colonies, pour lesquels c’est la terreur plus que la
propagande (dont faisait tout de même partie la christianisation) qui
assurait la sujétion. C’est aussi la terreur plus que la propagande qui a
assuré tant bien que mal la soumission du prolétariat aux conditions
atroces des débuts de la révolution industrielle.
Toujours est-il que
c’est la domination sur un autre groupe qui crée subjectivement le
groupe dominant en tant que tel (et également le plus souvent
matériellement, parce que c’est l’exploitation des dominés qui fonde
très concrètement les conditions de vie des dominants). Ses membres se
considèrent comme égaux (les aristocrates anglais s’appellent des
« Pairs », par exemple), c’est ce qui les distingue des autres ; ils
sont égaux : cela signifie qu’ils sont investis, à peu de choses près,
de valeurs égales ; qu’ils ont accès aux mêmes privilèges (relativement
aux dominés), dont le plus important consiste sans doute justement à se
traiter les uns les autres de façon égale. La meilleure façon de se
rendre palpable le caractère distinctif de cette égalité consiste
logiquement à la mettre en contraste avec l’inégalité de traitement qui
est l’essence des rapports de domination, et qui est réservée aux
dominés [8].
Se livrer, donc, à des pratiques collectives
humiliantes, dégradantes, dévalorisantes envers les dominés sera une
bonne façon de resserrer les liens des dominants, de mettre en relief et
leur rappeler les privilèges qu’ils partagent aux dépens des autres.
Les pratiques en question sont celles qui vont instrumentaliser les
dominés, et elles seront d’autant meilleures si elles font appel plus
explicitement à la violence
L’analyse des insultes, de la logique qui
leur est sous-jacente, nous montre que lorsqu’un homme insulte une
femme en tant que femme, il se pose en contrepoint comme homme, comme
appartenant à la catégorie des hommes, qui est alors clairement exprimée
comme valorisée-valorisante. Lorsqu’un homme en insulte un autre en lui
refusant sa qualité d’homme (en refusant de reconnaître son
appartenance à cette catégorie), il se pose lui-même encore comme homme
en valorisant cette appartenance. Quand un humain en traite un autre de
non-humain (animal, sous-humain, etc.), il se renforce lui-même dans
cette appartenance, etc.
Or, il se passe la même chose lorsqu’on
quitte le niveau verbal pour gagner celui des actes : lorsqu’on
maltraite quelqu’un, on le dévalorise aussi en se valorisant soi ; s’il
s’agit d’un dominé, c’est alors une façon de bien inscrire son
appartenance à lui à un groupe dominé, de la lui rappeler tout en se
« prouvant » ainsi son appartenance à soi à un groupe dominant. Et si
c’est un égal que nous maltraitons, nous lui faisons ainsi quitter la
sphère des égaux, et nous assurons par contre que nous, nous en faisons
bien encore partie.
À ce niveau, on peut mettre sur un plan
d’équivalence des pratiques aussi diverses que le fait pour des garçons
de siffler des filles, que les viols collectifs ou individuels, les
ratonnades (d’homos ou d’immigrés...), les spectacles où des animaux
vont être tués à coups de pierre ou autres (corridas...), ou encore le
fait de manger de la viande... Les premières confortent les hommes dans
leur appartenance à la classe des hommes, et confortent la valeur qui
est associée à cette appartenance, les secondes confortent les humains
en général (et plus encore, parmi eux, les hommes) dans leur
appartenance à l’Humanité, en confortant simultanément la valeur qui lui
est associée.
Mon propos est que la lutte contre les dominations
passe donc aussi par la lutte contre les appartenances et les identités,
puisque les dominations jouent un rôle de valorisation des identités et
des appartenances des dominants, et que c’est là une de leurs raisons
d’être.
Une loi récente par exemple interdit toute atteinte à la
« dignité humaine » : je pense qu’un telle « atteinte » (non pas à la
dignité d’un individu, bien sûr, mais à celle de l’Humanité) est
nécessaire, qu’elle est un des axes que doit prendre la lutte pour
l’égalité de tous les animaux ; car, une dignité humaine n’a de sens
qu’en tant qu’elle est exclusive, qu’elle est dignité des seuls humains.
Je ne vois pas sur quoi se base une telle valorisation de notre
humanité... ou plutôt, malheureusement, je ne le vois que trop bien.
Yves Bonnardel
[1]
« La Femme » est aussi valorisée, dans une mesure limitée, dans la
représentation commune ; c’est pourquoi pour être péjorative, l’insulte
doit se référer explicitement à son rôle globalement inférieur :
« putain », « pétasse », etc. « Femme » tout court ne suffit pas. « Sale
femme » peut aussi se dire, alors que « sale homme » serait
complètement incongru. « Homasse », qui traite une femme d’homme, ne
s’utilise guère lors d’un face-à-face.
[2] Vu le mépris dans lequel
sont tenus les enfants et la domination qu’ils subissent, il est
étonnant qu’il n’y ait pas d’insultes explicitement liées à
l’infantilité ou la puérilité qui sont censées être leur nature
d’enfant. Tout juste trouve-t-on les adjectifs « morveux » ou
« merdeux », ou « pisseuse » pour les filles. S’il est clair que les
enfants sont appropriés, dominés et niés férocement, sans doute
respecte-t-on à travers eux le futur adulte, l’humain en devenir : notre
futur pair.
[3] Cf. à ce propos « De l’appropriation... à l’idée de
Nature », dans les CA n.11 (déc. 1994), qui expose les thèse exposées
par C. Guillaumin dans Sexe, Race, Pratiques du pouvoir et idée de
Nature (éd. Tierces, 1992) en les élargissant à tous les êtres
appropriés, donc aux animaux non humains également. Ce texte est
également disponible sur infokiosques.net
[4] Aujourd’hui les femmes
peuvent s’habiller en hommes sans faire scandale, mais très rares sont
les hommes qui revêtiront un uniforme féminin, si ce n’est « pour
rire ». Ceux qui le font parce qu’ils le désirent sérieusement se
verront, eux, agresser dans la rue. Cela en dit long sur l’actuelle
prétendue égalité des sexes : les femmes peuvent dans une certaine
mesure adopter des attributs ou comportements masculins auxquels
correspond une certaine valorisation, mais l’immense majorité des hommes
trouveraient ridicule de s’habiller en femme.
[5] Le verbe être
procède de la magie verbale : en fait, je ne suis pas, je ne fais
qu’avoir ; je ne vois pas comment rendre ce problème à travers le
langage, qui est fondamentalement inapte à l’exposer. Disons, donc, que
je ne suis pas autre chose que ce que j’ai, que ce qui m’est propre, qui
est ma propriété, et que mon être n’est pas autre chose que mon avoir
(les deux ne peuvent donc être opposés). Le mot essence vient du latin
esse (infinitif du verbe être) : or je n’ai pas d’essence, pas de
nature, rien ne peut prétendre à être en moi l’essentiel, mon vrai moi.
(cf. le texte de Philippe Moulhérac, en page 19 de ce numéro des CA).
[6] Cf. encore Colette Guillaumin, op. cit., et Y. Bonnardel, « De l’appropriation... à l’idée de Nature », CA n.11, déc. 1994.
[7]
Le cas de la domination des hommes sur les femmes est assez complexe de
ce point de vue, car il fait rentrer en jeu beaucoup de paramètres
différents, dont les conséquences se révèlent parfois contradictoires :
le fait est que les femmes ont toujours été l’objet d’une propagande
très importante visant à les convaincre elles-mêmes que leur place
sociale était naturelle (peut-être parce que ce sont elles qui ont le
rôle d’assurer en grande partie la perpétuation du système social par
l’éducation des petits enfants) ; le fait est que la violence est par
ailleurs tout de même très généralement utilisée à leur égard ; le fait
est aussi que leur appropriation individuelle par un individu dominant
(dans le mariage ou la relation de couple) leur fait (faisait) lier
leurs intérêts immédiats à ceux de « leur » homme, et empêche (-ait)
dans une large mesure une cohésion de classe de sexe effective...
[8]
L’appartenance à un groupe dominant aura aussi des répercussions
directes sur certaines catégories qui, sans être dominées et exploitées,
seront néanmoins dévalorisées et méprisées : ainsi, si l’appartenance
valorisée à l’humanité se fonde sur la domination—exploitation des
animaux, elle implique aussi un mépris plus ou moins affiché des
handicapés mentaux ou des idiots, qui, sans être pour autant
particulièrement exploités, sont tenus pour des sous-humains,
marginalisés dans les relations et objets de moqueries...
Qui êtes-vous ?
Règle pour la victoire : n'attaquer qu'après avoir gagné la bataille
L'Art de la guerre - Sun Zi
Ve siècle avant J.-C
Tant d'impacts sur cette toile résonnent aux cris des désespérés qui mériteraient une justice. Tant de pulsations numériques crient ces vérités exposées mais ne resteront que dans ces paquets pour transiter en étant filtrés inlassablement pour arriver sur des écrans où ils finiront explosés en pixels éphémères. Ces flux qui annoncent l'éveil de générations libérés d'une violente réalité resteront-ils sur cette toile ? Le prix est lourd en vie privée pour réaliser l'upload des consciences qui errent en ayant troqués leur réalité pour l'illusion d'une liberté. Combien d'appels aux hommes masqués seront une bouteille à la mer qui n'atteindra même pas le large car beaucoup ont vendus leur âme au diable pour quelques hits sur un compteur ou faire le buzz quelques heures. C'est la chasse dans la matrice, la cyber-guerre pour le gout du risque... Ils parlent tant de changer les choses que le temps ne leur laisse pas autre chose que de parler et commenter. Ils cherchent à savoir qui, quand, comment, mais la question reste éternellement ! Suis-je capable de lâcher ce venin qui coule aujourd'hui dans mes mots ? Celui qui annonce et dénonce, celui qui trahit par mes mots.
Ne cherchez pas il n'est pas là ! Parmi le silence on l'entend sur la fréquence de flux encore inconnus; là tapis dans l'ombre et évitant bien la lumière des buzz, des rumeurs ou encore des projecteurs. Il aiguise sa lame, trace son chemin, chemine parmi les gigaflops et les pétaoctets pour atteindre son but; restant fluide au travers des firewalls et insensible aux traceurs. Sa lame tranche sans résistance car il n'est pas là, il n'existe pas, c'est tantôt un spoof tantôt un hack et pour finir il n'est pas là... enfin.. on ne le sait pas. La seule chose qui ne fait pas de tout ça une légende urbaine est qu'au final il y a Impact ! Alors on sait qu'il était là ! bits après bits on infléchit la direction et la couleur des flux qui amèneront la matrice à rejeter ce venin qui gangrène le cyberespace pour le pourrir en cybercash !
Pendant ce temps dans la matrice certains tricotent en mailles bien serrées les camisoles que tant s'arrachent en croyant êtres aux premières places. Ils ont juste oubliés le sens des phrases telles que "Nous n'oublions pas" ou "Nous ne pardonnons pas" car pour le reste le doute n'existe pas ! Nous sommes là où vous ne regardez pas...
V : Qui ? « Qui » n'est autre que la forme qui résulte de la fonction de « Qu'est-ce que », et ce que je suis c'est un homme sous un masque.
Evey : Ça, je le vois.
V : De toute évidence. Je ne mets pas en doute ton sens de l'observation, je ne fais que mettre en exergue le paradoxe qui est de demander à un homme masqué qui il est.
Evey : Oh ? D'accord.
Au lendemain du Traité de Versailles, l'Allemagne se retrouve humiliée
politiquement et punie militairement pour ce qui concerne sa politique extérieure;
dans le cadre de la situation interne , le Pays assiste à la montée du nationalisme d'un
côté et l'avancée du pouvoir de partis socialistes et ouvriers de l'autre. Un peu
partout on assiste à la création de comités ouvriers et d'organisations réclamant le
pouvoir souverain dans les mains du peuple: la Constitution de la nouvelle
Allemagne fédérale fera du peuple le souverain, mais la République de Weimar n'en
sera pas pour autant épargnée.
Si les comités ouvriers et les syndicats de gauche réclament le pouvoir au peuple,
l'armée et les partis de droite font appel à la honte de la défaite, faute des dirigeants
civils qui ont trahi le Pays, et à la nécessité du réarmement; en criant à la honte
contre le gouvernement qui a signé le Traité et en refusant de le respecter l'armée se
libère de toute responsabilité et peut ainsi se constituer en tant que force à l'autorité
autonome et qui, seule, peut contraster le gouvernement.
A côté de l'armée et au début de manière autonome on voit la montée d'organisations
à caractère paramilitaire, les corps francs, qui assumeront une importance capitale
pour le développement du nationalsocialisme et pour ses liens avec l'armée
officielle.
A côté de la force militaire et de la propagande contre le désarmement la Reichswehr
peut s'appuyer sur la loi qui en fait un organe libre de toute soumission au pouvoir
politique du gouvernement et sur la détermination de son comandant, le général Von
Seeckt, qui ne cache pas ses projets de faire de l'armée un Etat dans l'Etat; le
problème reste constitué par la présence de ces corps spéciaux qu'il s'agit de
reconduire dans les rangs officiels.
Dans ce contexte la Bavière se présente comme le refuge de l'extrême droite
nationaliste; on y retrouve différents petits groupes et sociétés secrètes parmi
lesquels le parti hitlérien qui compte en 1923 environ cinquante mille partisans; les
thèmes communs restent l'antiparlementarisme, l'antisémitisme et la préférence du
principe du chef providentiel; les ennemis sont déjà les communistes et les juifs
responsables de la défaite allemande et de la honte que le peuple aryen a du subir
face au monde entier.
A cette époque l'exposant majeure du mouvement autonomiste bavarois est un
homme de nom Von Kahr, un monarchiste fidèle à la dynastie, qui organise à
l'automne 1923 une sorte de coup d'Etat contre Berlin afin de proclamer
l'indépendance de la Bavière; toutefois même en disposant d'une division armée et
de l'appui initial de Von Seeckt, il renoncera à l'opération devant l'accuse de Von
Seeckt même de vouloir animer une guerre civile: en ce moment ce sera Hitler qui
osera défier le chef de l'armée en réalisant l'assaut de la brasserie de Munich le 8
Novembre de la même année. Il s'agit là d'énorme bluff politique qui ne recevra
d'ailleurs un bon accueil (la Reichswehr interviendra pour arrêter Hitler et
Ludendorff), mais qui servira pour comprendre comme l'Allemagne soit de plus en
plus soumise à la force et à la volonté de l'armée.
C'est seulement en 1926 que le Président Hindenburg prendra le contrôle suprême de
l'armée.
Martin Broszat[23] met l'accent sur le rôle significatif joué par le pouvoir militaire
dans la confirmation et la légitimation du naissant parti Nationalsocialiste; le conflit
initial entre la Reichswehr et les corps paramilitaires, notamment les premières
formations S.A., considérées comme dangereuses car illégales, se transforme au fur
et à mesure en pacte d'alliance supporté par le même sentiment de déception et
d'humiliation conséquent le désarmement de la République.
Au même temps les forces politiques de gauche et de droite préparent la voie pour
l'escalade du mouvement hitlérien qui profite d'un coté de la faiblesse de la droite
traditionnelle représentée par les Nationaux Allemands (DNVP) et de l'autre de
l'incapacité du parti SocialDémocrate (SPD) de tenir vive l'adhésion des masses
populaires et des ouvriers. La gauche ne fait que se proposer comme l'héritière de la
défaite militaire qui a donné naissance à la République, la droite classique perd de
son coté l'appui des industriels qui semblent intéressés par la propagande nationaliste
et antilibérale du mouvement nationalsocialiste; si le D.N.V.P. veut continuer à
faire partie des jeux politiques doit songer à ouvrir les portes à Hitler.
Face aux polémiques au sujet de la politique étrangère menée par le gouvernement
socialiste Hugenberg n'hésite pas à appeler toutes les forces de droite à se réunir,
alors qu'il refusera la collaboration pour un gouvernement mixte avec le SPD lors de
la crise des années 19291930.
De cet état d'ingouvernabilité le parti nationalsocialiste tirera les meilleurs
avantages en se proposant à la fois comme défenseur des valeurs de la nation
allemande et porteur du vrai mouvement révolutionnaire qui offrira aux ouvriers le
respect et la dignité d'être les forces vives du Volk germanique.
"Né, comme la République, de la défaite allemande, le nazisme se développe en
position antagoniste avec elle puisqu'il symbolise le refus de cette défaite et de
l'alignement sur les conceptions démocratiqueslibérales qui en a été la
conséquence."[24]
A partir des années 19281930 le mouvement hitlérien profitera au même temps de
l'exclusion du SPD des décisions du gouvernement, exclusion permise par la loi sur
les pleines pouvoirs du président du Reich Bruning et par le recours incessant aux
décrets de loi, et de l'incapacité de la droite de gagner la confiance des électeurs
populaires, mais surtout il gagnera les sympathies des industriels qui se révéleront
par la suite, avec l'armée, les plus fidèles souteneurs de la politique nazie.
La nature dangereuse et indomptable du parti Nationalsocialiste sera évidente à
toute la classe politique de droite lors de la première offre de participation au
gouvernement proposée à Hitler par Schleicher au sein du gouvernement
présidentiel Hindenburg en 1932.
Le refus de Hitler montrera bien comme son but était en réalité la conquête de la
Chancellerie et l'élimination de tout adversaire pouvant lui empêcher l'escalade;
Scheicher sera d'ailleurs une des premières victimes.
Le succès du Nationalsocialisme fut obtenu finalement grâce à l'appui de l'armée et
de l'Industrie mais aussi grâce à l'habilité de la propagande hitlérienne qui sut
prendre la place des partis ouvriers et
gagner les rues au moment où le mouvement socialiste semblait avoir abandonné ses
thèses révolutionnaires et s'être réfugié dans le système parlementaire, d'ailleurs
incapable de conclure des accords satisfaisants avec le patronat.
Le NSDAP put ainsi récupérer l'idée révolutionnaire et en profiter pour convaincre
les masses de la nécessité d'une révolution radicale contre les abus du capitalisme
financier; d'emblée les puissants patrons de l'industrie lourde purent trouver leur
allié.
La propagande incessante et les nombreux rassemblements du mouvement dans les
rues, spectacles publiques où l'on répétait maintes fois les mêmes discours contre
l'insuffisance du système parlementaire et la politique antinationale des sociaux
démocrates dirigés par les intérêts des Juifs, permirent à Hitler de gagner un
auditoire assez large et différencié.
Dans Mein Kampf Hitler insiste sur la nécessité d'opposer à la politique des
sociauxdémocrates les mêmes armes dont ces derniers se servent pour subjuguer les
masses: l'élimination de toute doctrine adverse et l'emploi de la violence visant à
semer le désordre lors des rassemblements des autres partis.
"Si à la SocialDémocratie s'oppose une doctrine mieux fondée, celleci vaincra
même si la lutte est chaude, à condition cependant qu'elle agisse avec autant de
brutalité"[25].
De l'analyse et des méthodes de la doctrine socialdémocrate il conclut que la clé de
compréhension de ce parti mensonger est dans la connaissance du peuple qui le
représente: les Juifs dont l'identité socialdémocrate cache en réalité la vraie force
motrice du mouvement: le marxisme.
C'est ainsi que les deux ennemis capitaux du peuple allemand sont réunifiés dans un
seul cadre idéologique, politique et social qu'il faut anéantir. Seulement à travers
cette lutte primordiale sera donné à tous les allemands, et premiers les allemands
d'Autriche dominés encore par des étrangers, de se réunir sur le même sol et se
retrouver avec la mère patrie.
Pour vaincre tous ces ennemis de la nation il faut encore s'attaquer au
système parlementaire qui se révèle incapable de gouverner car composé de forces
hétérogènes qui s'annulent mutuellement et qui se soustraient au principe de
responsabilité par le biais du mécanisme des voies et des consultations qui
empêchent de prendre des résolutions efficaces.
Un tel système de décisions plurielles ne peut fonctionner que si les hommes qu'on
considère comme les représentants du peuple se révèlent être des génies, mais en
réalité il s'agit d'individus médiocres et sans qualités, représentants et gouvernants
qui n'ont aucune compétence réelle et qui se déchargent à toute occasion, par le titre
même de leur fonction, de toute responsabilité personnelle en matière de décisions.
La responsabilité ne peut être que personnelle et l'institution du Parlement qui
soumet toute décision à la discussion et au consentement de la majorité de
l'assemblée prive le pouvoir de sa force qui réside dans le courage des actions et
dans la fermeté des résolutions.
Ce dont la masse a besoin est d'être instruite et guidée par une doctrine ferme et
unique qui puisse lui donner les moyens de choisir son représentant, mieux son chef,
afin de lui confier la direction déterminée du Pays et les pouvoirs pour veiller à sa
sauvegarde et à son bienêtre.
Ce principe du chef et de la responsabilité personnelle sera aussi la structure sur
laquelle le parti nazi s'organisera; en dépit de sa configuration hiérarchique et rigide,
il fonctionne sur un seul principe: l'imitation et la participation à la figure et à la
personne du Führer; le fondement du pouvoir nazi et sa capacité extraordinaire de se
faire principe de conduite et de pensée pour chaque individu comme pour
l'ensemble de la nation, demeure dans le caractère exceptionnel de la puissance des
relations interpersonnelles entre les représentants de l'autorité et les sujets du pouvoir
(dans le sens objectif de ce génitif).
L'autorité joue ici un rôle presque mythique par rapport à la détermination
personnelle et personnifiée du pouvoir; ce pouvoir reflète à redondance le
sensationnel et le sacré de l'esprit du chef, de l'élu qui ramènera l'être allemand à sa
représentation authentique, le volk racial allemand.
Chaque représentant, chaque fonctionnaire chargé de l'exécution du pouvoir ne sera
rien d'autre que la personnification du Führer dans l'échelon vers la réconciliation
totale avec le Moi sacré et l'Histoire: chaque moi recherche dans cette imitation du
modèle à s'approprier de l'histoire pour en faire mais surtout on dirait pour en avoir.
Lors du plébiscite du 12 Novembre 1933 qui suivait la décision de Hitler de quitter
la 'Société des Nations', on voit comment le Führer s'adresse aux allemands en
soulignant l'importance de la fois dans les décisions du gouvernement qui ne peuvent
être que l'expression du vouloir et des besoins du peuple même.
"Homme allemand et toi, femme allemande, appréciestu la politique de ton
gouvernement et estu prêt à la reconnaître comme l'expression de ta propre volonté
et à en faire profession de fois solennelle?"[26].
Broszat souligne aussi l'importance de la figure du chef comme emblème de l'unité
du système dans le domaine conflictuel des relations entre le parti et l'Etat; à
l'intérieur de la dialectique nazie de l'être et du devenir de l'Etat, de son concept et de
sa pratique institutionnelle, c'est le Führer charismatique qui incarne la synthèse
formelle et matérielle du pouvoir, de sa représentation comme de sa production.
Hitler se situe dans un terrain d'indépendance et d'exception aussi bien par rapport au
parti qu'à l'Etat qu'il ainsi sabote et reconstruit de manière factice.
La nazification de l'appareil administratif constitue l'élément central de la création
du noyau entre le parti et l'Etat; au même titre l'étatisation du parti marche au pas de
l'entrée des fonctionnaires dans l'organisation du NSDAP: le parti devient le
représentant de la loyauté et de la fidélité à l'Etat.
A cela l'on peut ajouter la réorganisation de la police qui, devenue police
administrative, se charge de la recomposition sociale au travers d'un réseau de
contrôle et gestion qui s'occupe aussi bien de la sphère publique que de celle privée
et familiale.
Si l'Etat est réaménagé dans le parti avec la nazification des fonctionnaires, le parti
se retrouve reconduit à l'Etat et même soumis a celui avec la décision juridique de
faire du NSDAP un organisme de droit publique, c'estàdire dépendant de l'autorité
et des lois de l'Etat.
La relation devient alors volontairement contradictoire et permet finalement au
Führer de garder à la fois tout le pouvoir sur l'Etat en tant que organe de légitimation
et de légalité et d'utiliser le parti comme organe de propagande et de conscience
collective qui assure le
consensus de la population.
"Hitler, à cette époque (193334), avait à l'esprit deux choses lorsqu'il recourait à la
formule 'fusion du parti et de l'Etat': d'abord, une subordination claire du parti à la
direction de l'Etat puis, après la disparition de la dynamique partisane venue de la
base, la transformation du NSDAP en une organisation de masse (qui obéirait
exclusivement au Führer omnipotent) dont la tache était d'étendre et de multiplier la
puissance du pouvoir central dans le domaine de la propagande et de l'organisation
et de la politique gouvernementale "[27].
Hitler luimême explique quel doit être le rôle de la propagande dans la période
initiale de la conquête du pouvoir et la différence entre ceux qu'il appelle les
membres du parti et ceux qui sont voués à en rester les partisans; les membres
doivent s'occuper de diffondre par les moyens de la propagande les idées du parti
parmi le plus grand nombre d'individus et ainsi les faire devenir des partisans. A ces
derniers on ne demandera que de croire en la nouvelle doctrine et de se conformer à
ses directives pour qu'elle puisse s'affirmer d'une manière absolue sur toutes les
autres. Il est toutefois indispensable que le nombre des membres soit autant restreint
que possible car il ne faut pas oublier que le point de force du mouvement doit
résider dans la volonté ferme de
réaliser les idées fondamentales de la doctrine; le petit nombre de ces gens d'action
doit servir à empêcher les disputes et les jalousies internes et donner l'image résolue
de l'unité et de la clarté des buts et des moyens pour la constitution du futur nouvel
Etat racial.
C'est ainsi que les divers führers doivent opérer à la propagande et à l'action afin de
donner à l'Etat la forme de l'organisation voulue par les idées du mouvement.
On ne serait donc sousestimer l'importance de la présence d'hommes d'exception
qui portent en eux la conscience exacte et la volonté déterminée propres à la
réalisation du but véritable qui est la vie du peuple allemand de race aryenne; il
faudra donc que l'éducation des masses sache discerner entre les esprits ordinaires,
aptes à l'obéissance, et les esprits d'exceptions voués au commandement et chargés
des tâches les plus importantes.
Il est aussi devoir de ces hommes d'être à la hauteur de leur fonction en se portant
toujours responsables de chacune de leurs actions; dans ce même but toutes les
décisions devront être le résultat de la volonté de ces quelques chefs et tous les
organismes faisant partie des institutions gouvernementales n'auront autre fonction
que d'organes de recherche et de consultation.
La décision ultime sera acte de volonté d'une seule personne et non pas accord des
demivolontés du plus grand nombre.
De même il en va par l'organisation de l'Etat en fédération: il est impossible que le
Reich raciste se compose d'une multiplicité d'Etats se réclamant de leur souveraineté
nationale; le Reich allemand doit tendre
à s'identifier à la nation allemande et s'organiser en fonction de ce qui est son but
ultime et sa raison d'être: la pureté et la sauvegarde de la race. Dans telles conditions
il est impensable que les Etats particuliers puissent se distinguer en vertu de leur
politique, car elle sera nécessairement la même, mais plutôt en fonction de leur
attitude et de leur travail en vue de la réalisation de la tâche commune à tous: l'Etat
raciste allemand.
Facteur d'union sera alors le service obligatoire dans l'armée qui permettra au jeune
allemand de connaître tout le Reich et de comprendre que le Reich est une seule
nation et que c'est pour la destinée et l'existence de cet être commun qu'il est appelé
à s'exposer au sacrifice absolu de la mort.
Dans ce contexte l'acte fondamental de l'usurpation légale du pouvoir et de la
soumission de l'Etat au principe du chef reste la loi sur les pleines pouvoirs ('L'Acte
d'Habilitation du 23 Mars 1933) votée par 441 députés, qui donne à Hitler tous les
pouvoirs en matière législative sans le soumettre à aucune obligation et contrôle de
la part du Reichstag; il détient ainsi, seulement trois mois depuis l'arrivée au pouvoir,
les pouvoirs législatif et exécutif et il est nommé chef de la police. Cet acte voté
encore sous la présidence de Hindenburg légitime l'unification totalitaire et
totalisante du rôle de Chancelier du Reich et de Président dans les mains d'un seul
homme qui peut maintenant se proclamer chef suprême de l'Etat et de la nation.
C'est grâce à cette territorialisation des organes de l'Etat et des pouvoirs suprêmes
que Hitler peut arriver à créer toute une série d'institutions gérées par des
fonctionnaires et des secrétaires d'Etat qui, donnant une image très hiérarchisée et
ordonnée du pouvoir, lui permettent d'opérer dans ce que l'on verra être le vrai
visage de l'Etat nazi: un Etat biopolitique qui fonctionne dans le terrain, cher à Karl
Schmitt, de l'exception.
Une dernière suggestion à ce sujet nous vient de Broszat lorsqu'il pose l'accent sur le
poids politique de l'unification de la police et des S.S.; la fusion globalisante de la
police d'Etat en tant que police administrative et de la police d'action chargée de la
permanence de l'ordre donne à Hitler le dernier élément qui lui permettra de
contrôler la totalité de l'Etat en s'appuyant sur un système de gestion à la fois
policière et administrative, sans avoir à soumettre à ces tâches l'armée officielle qui
restait hostile à une filiation trop stricte avec le régime.
"Si ce slogan (solution finale de la question juive) devint le terminus technicus d'une
opération secrète planifiée au niveau de l'Etatmajor général et parfaitement
organisée, ce fut parce que l'idéologie nazie fut l'objet d'une bureaucratisation
policière menée dans le cadre de la fusion de la SS et de la police"[28].
Au sujet de la réorganisation nazie de l'Etat, Franz Neumann[29]organise un
discours centré sur une sorte de conflit entre la conception et la fonction de l'Etat
d'un coté et la théorie pluraliste de la société de l'autre.
Une société pluraliste est alors une société où l'Etat est remplacé et même déplacé
par une segmentation en particules individuelles, en plusieurs organismes qui
s'emparent de la direction d'un secteur: c'est la typologie d'une organisation
bureaucratique de la société où l'administration prend les pleins droits et pouvoirs
sur l'Etat qui n'est réduit qu'un pur organisme parmi d'autres.
"Une fois réduit au rang d'un quelconque organisme social, et privé de sa force de
coercition suprême, seul un contrat entre les corps sociaux indépendants dominant
la communauté permet de satisfaire concrètement les intérêts communs(...) Or,
puisqu'en fait cette société est antagoniste, la doctrine pluraliste est condamnée à
plus ou moins long terme à l'échec. Ou bien un groupe social s'arroge le pouvoir
souverain pour son propre compte; ou bien, si les divers groupes se paralysent et se
neutralisent mutuellement, la bureaucratie d'Etat devient toutepuissante, et plus
encore qu'auparavant, parce qu'elle a besoin de moyens de coercition bien
supérieurs pour contrôler d'importants groupes sociaux que des individus isolés et
inorganisés"[30].
Pour l'auteur c'est cette discreditation de l'Etat et le concours et l'appui des plus
importants trusts économiques et de l'armée qui a permis à Hitler de s'emparer du
pouvoir et de constituer une nouvelle forme d'Etat.
Neumann accuse exactement les forces institutionnelles de l'Etat qui ont permis
qu'un homme arrive à usurper les garanties juridiques suprêmes qui font l'essence et
la consistance d'un Etat.
"Les tribunaux n'étaient que trop heureux d'oublier le principe fondamental de toute
démocratie et de tout Etat: le pouvoir de coercition l'armée et la police doit rester
monopole de l'Etat et un groupe ou une personne n'a pas droit de prendre les armes
pour défendre l'Etat, même sous prétexte de le sauver, à moins d'y être invité par le
pouvoir souverain ou qu'une guerre civile ef ective n'ait éclaté"[31].
Si Hitler a réussi à s'approprier de l'Etat et en muter l'identité et la consistance c'est
que l'Etat weimarien n'était déjà plus qu'une institution précaire et prête à succomber
devant la force et l'abus de tous ceux qui auraient eu assez de pouvoir pour le
renverser.
L'apparente forme absolue de l'Etat nazi n'est que l'illusion d'un totalitarisme qui
masque en réalité l'absolutisation d'une vision du monde qui, elle, affecte et crée
l'ordre social et politique; cette vision du monde est l'idée raciale appelée à produire
et à légitimer l'Etat et ses fonctions.
L'Etat légitimé par le volk racial est désormais l'Etat de droit dépouillé de toute
autorité comme de toute garantie de liberté, livré à l'idée nationalsocialiste et
aménagé au travers d'une série de délocalisations administratives et policières.
L'Etat totalitaire devient, sous l'organisation nazie, un Etat biopolitique qui fait de la
vie, mieux d'une certaine vie, son centre et sa raison d'être; la vie raciale, le sang
d'un peuple devient le principe de toute action politique et de toute mesure juridique;
ce pouvoir qui s'exerce sur la vie, en fonction d'elle et pour sa sauvegarde, se donne
le droit de massacrer et d'effacer de l'ordre du réel toute vie qu'il n'estime pas digne
d'exister. Mais encore, ce droit de mise à mort se fonde et se justifie naturellement,
et c'est là que l'on arrive au centre de la thèse biopolitique, en fonction et à travers la
vie même.
C'est pour cela qu'il nous parait difficile de considérer l'Etat nazi comme un Etat
totalitaire; en réalité on pourrait dire que tout gouvernement tend plus ou moins à
une sorte de totalisation du pouvoir, car toute politique gouvernementale, visant la
gestion et le contrôle d'un ensemble constitué par une population et un territoire, a
besoin d'exercer un pouvoir qui doit être le plus étendu possible, recouvrir toujours
plus de zones, ne rien laisser en dehors de son organisation et tendre à la
connaissance de plus en plus détaillée de cet ensemble au niveau publique aussi bien
que privé. Plus un Etat se dirige dans le sens d'un exercice du pouvoir à la fois
général et particulier, plus il tend à être totalitaire, assurant ainsi sa fonction de
gouvernement des vivants; or, l'Etat nazi est caractérisé par une tendance totalitaire
qui s'appuie et se produit au nom d'une catégorie de vivants définie par
l'appartenance à une race spécifique qui décide du droit; l'Etat de droit devient ici
l'Etat du droit naturel de la race qui fonde le droit juridique.
L'intérêt et la singularité de l'Etat nazi réside dans ses fondements raciaux et non pas
dans sa caractérisation totalitaire; l'Etat nazi aurait pu être totalitaire sans être pour
autant la mise en jeu de l'existence d'un peuple en fonction du droit et de la légitimité
liés à son sang.
"La notion fondamentale c'est que l'Etat n'est pas un but, mais un moyen. Il est bien
la condition préalable mise à la formation d'une civilisation humaine de valeur
supérieure, mais il n'en est pas la cause directe. Celleci réside exclusivement dans
l'existence d'une race apte à la civilisation"[32].
Ce n'est alors pas l'Etat qui fonde la valeur d'un peuple, mais c'est bien l'existence
d'une race supérieure qui rend possible la création d'un Etat; sans cette race
supérieure rien ne pourrait exister et le monde serait voué à l'anéantissement suivant
la dégénérescence dérivée de la présence de races inférieures et incapables de
dominer.
C'est ainsi que Hitler nous montre ce que pour lui reste l'illusion et la cause
d'insuccès de toute politique qui tend à la protection de la nation et du peuple sans
prendre en compte l'idée raciale; tous les partis qui font appel au germanisme sont
voués à l'échec car il se basent sur une
idée foncièrement fausse du rôle de l'Etat. C'est mecomprendre la fonction de l'Etat
que de le considérer comme un groupement de sujets soumis à l'action d'un
gouvernement; ici le but de l'Etat sera de se justifier avec le concours des membres
du gouvernement et la passivité de la masse désintéressée, l'Etat devient un but en
luimême.
Au même titre, un tel Etat, faisant de la langue nationale le moyen de la
germanisation du Pays et de l'exaltation du peuple, montrerait de confondre
l'essentiel et l'accessoire; l'appartenance à un peuple est une affaire de sang et non
pas de langue; germaniser des peuples de sang impure équivaudrait à souiller le sang
aryen et à lui empêcher de mener le combat sacré pour sa vie et pour la domination
du monde.
Le mélange du sang des peuples inférieurs avec celui de la race supérieure ne ferait à
la longue qu'affaiblir la race dominante et finalement la langue commune ne serait
qu'une langue allemande parlée par des étrangers ou des métis et ne servirait
qu'exprimer leurs idées qui, par nature, ne peuvent rien avoir de l'esprit germanique.
Il suffit pour Hitler de voir à ce propos le cas des Juifs qui parlent allemand et qui ne
font en réalité qu'utiliser cette langue pour exprimer leurs mensonges et mieux se
camoufler parmi les Allemands de sang aryen et faire partiellement oublier les traits
de leur nature inférieure et dangereuse.
"Par suite, le but suprême de l'Etat raciste doit être de veiller à la conservation de la
race primitive, dispensateurs de la civilisation, qui font la beauté et la valeur morale
d'une humanité supérieure. Nous, en tant qu'Aryens ne pouvons nous représenter
d'Etat que comme l'organisme vivant qui constitue un peuple, organisme qui non
seulement assure l'existence de ce peuple, mais encore, développant ses facultés
morales et intellectuelles, la fait parvenir au plus haut degré de liberté"[33].
Dans cette configuration biopolitique Hitler détient le pouvoir absolu de vie et de
mort sur la nation et sur chacun de ses membres, comme sur l'Etat et ses institutions,
il décide de la nécessité et de la valeur de la vie aussi bien que des moyens de la
produire et de l'améliorer; son devoir de préserver le Volk surhumain lui confie le
pouvoir suprême de légiférer sur la vie en fonction de son utilité, de sa rentabilité et
de l'estimation de sa durée.
Ce pouvoir est tellement absolu et autofondant que le peuple luimême ne peut pas le
délégitimer; le vieux concept de souveraineté populaire qui s'exerce à travers
l'expression de la volonté générale est ici destitué en faveur de l'idée de race et de la
mission spirituelle pour laquelle et l'Etat et le peuple existent. En se proposant
comme l'élu du destin qui doit sacrifier sa vie pour amener la race aryenne à la
découverte de ses origines et de son essence supérieure, Hitler incarne la figure
mythique du roipretre qui reçoit son investiture directement de Dieu et qu'aucun
homme peut destituer sans défier les puissances de la Nature qui ont daigné le
peuple de son condottiere.
Neumann commente au sujet de la nature divine du pouvoir du chef:
"La prétention charismatique des dirigeants modernes fonctionne comme un
procédé conscient, destiné à engendrer l'impuissance et le désespoir parmi le
peuple, à abolir l'égalité, et à lui substituer un
ordre hiérarchique où le chef et son groupe partagent la gloire et les avantages du
numen. Il est même plus ef icace que le charisme de la royauté primitive: les chefs
ne sont plus ni déposés ni tués s'ils ne réalisent pas leur promesse de délivrer leur
peuple du mal. Ils ne relèvent plus du 'do ut des'. Le charisme est devenu absolu et
demande que l'on obéisse au chef, non pour l'utilité de ses fonctions, mais pour ses
dons prétendus surhumains"[34].
Strictement liée au caractère mythique de la fonction du chef et à la mission
spirituelle de l'Etat raciste est la politique de l'espace vital et de la lutte pour
l'existence, lutte déterminée par la condition naturelle de tous les peuples qu'ainsi
mettent à l'épreuve leur droit à la vie.
Neumann nous rappelle une des orientations géopolitiques de l'époque élaborée par
le géographe Ratzel:
"L'une de nos grandes tâches consiste à développer une conscience populaires des
grands espaces. Un peuple dont l'horizon se borne à un petit espace est condamné à
dépérir"[35].
L'Etat raciste doit se charger de donner au peuple aryen l'espace nécessaire au
développement de toutes ses ressources et ne pas hésiter à occuper les autres
territoires qui appartiennent à des peuples inférieurs qui ne se sont pas montrés à la
hauteur de leur mission ou qui sont trop décadents pour être faiseurs d'histoire. C'est
ainsi que par loi naturelle les peuples sont destinés à une lutte sacrée où la mise en
jeu est le droit d'existence qui porte avec soi le droit de s'emparer du sol; à la base de
telle lutte primordiale il y a l'instinct de conservation qui est propre à tous, mais qui
se manifeste d'une manière différente selon le degré de civilisation de chaque race.
Dans les peuples de race inférieure cet instinct ne va pas audelà du caractère
individuel et n'est pas tourné vers l'intérêt suprême de la communauté nationale
comme chez les peuples de races supérieure; pour ces derniers le sens propre et la
valeur de la lutte pour la conservation de la vie réside dans l'amour pour la
communauté qui pousse au sacrifice extrême des intérêts particuliers et de sa propre
vie en vue de mener la lutte absolue pour montrer la supériorité de la race et le droit
de soumettre les peuples inférieurs et de les utiliser pour les besoins de la civilisation
qui est appelée à faire histoire.
Ce sentiment propre aux races supérieures est ce que Hitler appelle idéalisme.
En ce sens les Juifs qui ont comme bien d'autres peuple l'instinct de conservation, ne
son pas pour autant doués d'idéalisme; leur instinct n'est qu'égoïsme et ils sont
complètement dépourvus de tout esprit de sacrifice et de toute amour pour la
communauté.
Ils ont été toujours soumis à la culture des autres peuples qu'ils utilisaient de manière
parasitaire, comme le sol; en réalité ils ne sont pas non plus des nomades, car chez
ces derniers c'est la pauvreté du sol qui les pousse à se déplacer et ils sont pourvus
d'un sens très précis du travail; tout cela manque aux juifs qui ne cherchent pas à
créer les conditions pour le progrès de la communauté mais se complaisent de vivre
de manière égoïste comme des parasites dans les pays et les territoires d'autrui.
Ce manque d'idéalisme est aussi considéré comme la cause de l'absence d'un Etat
juif car la lutte pour la conquête du territoire ne peut être conduite que par un peuple
doué du sentiment de la communauté de race et de sang et du sacrifice pour elle;
c'est ainsi que le pouvoir croissant de la juiverie mondiale se manifeste dans le
domaine économique: les juifs se sont emparés de l'économie allemande en
s'emparant des sociétés par action et des activités dérivant du prêt et de la
spéculation financière.
Tout cela ne fait qu'affaiblir l'Etat allemand et l'industrie lourde qui se
retrouvent sous l'emprise des banquiers juifs; de même ils se sont infiltrés dans les
masses populaires des ouvriers de ville qui vivent dans des conditions misérables;
les juifs se sont présentés à eux sous le masque du marxisme et se sont imposés
comme porteparole de la question ouvrière.
Le peuple juif n'est donc pas un peuple digne de l'existence car il lui manque
l'idéalisme nécessaire pour entreprendre la lutte pour la vie et il est par contre
imprégné de l'esprit mensonger qui lui permet à la fois de se manifester comme le
représentant du capitalisme financier et du bolchevisme international. Le manque de
racine au sol fait de ce peuple un danger capital pour tous les autres peuples et
surtout pour les allemands car le but de ces gens est de s'infiltrer sordidement, de se
mélanger avec les populations du lieu et de miner ainsi les bases de leur essence
authentique et de souiller leur sang pour que à la fin ils puissent affirmer sur le
monde entier le traits néfastes de leur nature vile et mensongère.
Contrairement aux juifs, le peuple allemand, doué de cet idéalisme qui vante ses
racines dans l'antiquité romanogermanique, est appelé à s'engager dans la lutte pour
l'existence, il doit être prêt à se sacrifier pour accéder aux grands espaces dont
l'ambition rendra compte de la puissance du Moi et lui permettra de s'affirmer
comme le peuple dominant faiseur d'histoire.
Le moi sacré doit se montrer à la hauteur de la Weltanschaaung propre à l'esprit
aryen qui lui impose de chercher l'espace vital nécessaire à l'accomplissement de sa
destinée et à la sauvegarde de sa race supérieure.
Pour être le peuple qui incarne et produit à l'infini le Moi de l'histoire, le peuple
allemand doit montrer comme l'expansion dynamique de son territoire est
indispensable à la production d'hommes supérieurs voués à la domination; au même
temps l'Allemagne est appelée à produire des vies afin de montrer que son esprit
toujours en expansion a le droit naturel de prétendre à d'autres espaces, même à ceux
qui appartiennent déjà à d'autres peuples lorsque ces derniers ne se sont pas montrés
dignes de les posséder et de les garder.
Le droit naturel de s'approprier de ces espaces dérive alors du fait que dans la lutte
pour la vie il y a des peuples qui ont entretenu une relation non dynamique et
décadente avec leur territoire, manque de dynamisme qui les destine à la disparition,
à la non existence qui affecte les vies qui ne se sont pas révélées digne de se
reproduire.
"La doctrine de l'espace vital prépare le terrain sur le plan idéologique, tandis que
la politique démographique, en accroissant numériquement la race des seigneurs,
fournit la base matérielle de cette politique"[36].
Il y a une sorte de cercle qui tourne à l'infini sur luimême entre la politique de
production de la vie, la politique de natalité, qui doit justifier de l'espace vital qui est
à son tour l'a priori pour légitimer et produire le sujet sacré; la présence d'un grand
espace qui doit témoigner de la grandeur du peuple, organiquement lié à son
territoire, crée une vie digne d'être qui est à la fois le produit final mais aussi la
condition sine qua non de la production de cette même vie.
En d'autres termes la politique de natalité exerce déjà et comme son principe une
sélection qui doit amener à l'existence de la seule race qui s'est montrée digne de
vivre; l'espace vital est déjà voué à légitimer une race que l'on a, a priori, nommée
sacrée.
La politique de l'espace vital cache celle de l'impérialisme continental qui trouve sa
justification scientifique dans la pratique démographique et dissimule la biopolitique
de mort réservée à tous ceux qui n'ont pas dans la vision du monde nazie droit à
l'existence production incessante de vie et de mort, de territoires et de
territorialisations.
"Si un peuple succombe dans sa lutte pour les droits de l'homme, c'est qu'il a été
pesé sur la balance du sort et a été trouvé trop léger pour avoir droit au bonheur de
l'existence dans ce monde terrestre. Car celui qui n'est point prêt à lutter pour son
existence, ou n'en est pas capable, est déjà prédestiné à sa perte par la Providence
éternellement juste.
Le monde n'est point fait pour les peuples lâches"[37].
Encore,
"Jamais un Etat ne fut fondé par l'économie pacifique, mais toujours il le fut par
l'esprit de conservation de la race, que celuici s'exprimât dans le domaine de
l'héroïsme ou dans celui de la ruse et de l'intrigue; dans le premier cas, il en résulte
des Etats aryens de travail et de culture, dans l'autre, des colonies parasitaires
juives"[38]
Si souverain et digne d'être est seulement le peuple allemand de race aryenne et si,
en vertu de cette supériorité, il peut usurper le territoire d'autres peuples, c'est que la
politique nazie a remplacé le droit international et le droit d'autodétermination par le
droit naturel et mystique de la force; cette substitution n'aura pas seulement des
répercussions en politique étrangère, mais sera aussi la base pour la politique interne
vis à vis des populations non allemandes présentes sur le territoire du Reich.
Si souverain par nature est le peuple racial et si cette souveraineté implique la non
légitimité du droit international, la politique raciale s'appliquera aussi bien aux
communautés raciales non allemandes qui entravent, avec leur présence sur le sol
allemand, la croissance et l'amélioration de la race élue.
Le droit d'autodétermination des peuples sera reconnu par la vision hitlérienne de la
politique internationale seulement en fonction de sa soumission au droit de la race; il
est essentiel à ce sujet l'opération de légitimation de l'annexion de l'Autriche au
territoire du Reich. Ici Hitler fait appel justement à ce droit d'autodétermination en
vertu duquel la population allemande résidente en Autriche a le droit naturel de
vouloir se réunir à la mère patrie et ce droit naturel doit être reconnu aussi par tous
les autres Pays de l'Europe en fonction du principe à
l'autodétermination.
Bien évidemment ce principe, qui ne repose pas sur le droit international mais sur le
droit racial, ne trouve pas de justification lorsqu'il s'agit de défendre le droit au sol
des peuples et des territoires envahis et annexés par le Reich: ici le principe est rendu
nul par l'incapacité montrée par ces populations de compter parmi ceux qui ont
gagné le droit à l'existence.
Le droit du sol et le pouvoir souverain des Etats sont ici remplacés par le droit
naturel de la race, le sujet allemand devient le Sujet absolu qui s'approprie du monde
en s'appropriant d'une forme politicojuridique, le Reich nazi, qu'il transforme en
vérité absolue de l'histoire.
Le Sujet aryen est en train de compléter la construction et la légitimation de son Moi
historique; la plénitude de son existence s'affirme sur l'anéantissement existentiel
du non aryen; sur le plan politique et juridique, la substitution de l'Etat raciste à l'Etat
de droit implique la suprématie de l'ordre normatif sur l'ordre strictement
constitutionnel et légal.
Aux garanties inaliénables offertes par un ordre juridique protégé par l'autorité et la
neutralité de l'Etat, le Reich nazi substitue un ordre de normes, de pratiques
juridiques et policières qui visent à la construction d'un univers normalisé où tout ce
qui ne rentre pas dans la typologie de la norme établie est voué à la disparition.
Instrument essentiel de cet organisation normative est le système de
bureaucratisation qui se révèle être la synthèse sociale et politique du
renouvellement de l'organe administratif qui englobe d'un coté les nouvelles
pratiques liées aux sciences statistiques de contrôle de la population et, de l'autre, le
tout aussi nouveau rôle de la police chargée de la gestion et de la surveillance de ce
processus d'uniformisation du matériel humain à l'idée raciale.
Le pouvoir s'exerce alors sur l'homme en tant que sujet à la fois global, la
population, et individuel, les sujets privés, à travers un chemin à double direction,
praticable toujours dans les deux sens, qui tend à la globalisation dans le général et à
la molécolarisation dans l'unité; en fonction de ce processus double qui ne réfute
qu'une seule chose, l'anonymat, le sujet est au même temps identifié, contrôlé,
produit et reproduit jusqu'à ce qu'il puisse renvoyer et se renvoyer dans la forme de
l'universel qui lui donne droit à l'existence. Le particulier est sublimé dans le schéma
universel d'un pouvoir globalisant qui ne laisse rien en dehors de lui sinon des vies
improductives et indignes destinées par nature à la suppression.
"Le nationalsocialisme se devait de pousser à ses extrêmes limites le processus
caractéristique de la structure sociale moderne: la bureaucratisation (....), la
bureaucratisation est en fait un système fonctionnant à la fois dans les sphères
publique et privées, dans l'Etat comme dans la société. Les rapports humains
perdent leur caractère direct pour revêtir celui des rapports médiatisés où
l'intermédiaire, détenteur d'un pouvoir plus ou moins assuré, dicte autoritairement à
l'homme sa conduite"[39] .
Au sujet de ce système globalisant d'exercice du pouvoir, il nous semble important
de rappeler la stricte relation entre le parti, l'armée et l'industrie, qui assure le
contrôle absolu de toutes les sphères de l'Etat et qui permet, au travers des pratiques
administratives et des interventions policières, la réalisation de l'Etat total une
biopolitique sociale et économique qui sert à justifier et à soutenir la guerre totale, la
colonisation sociale et la sélection raciale.
La rationalité politique de tel processus nous parait bien expliquée par
Neumann[40],
"l'armée a besoin du parti parce que la guerre est totalitaire. L'armée ne peut
organiser la totalité de la société et laisse ce soin au parti. De son coté, le parti a
besoin de l'armée pour gagner la guerre et par là consolider et puis élargir son
propre pouvoir. L'une et l'autre ont besoin de l'industrie monopoliste pour garantir
la poursuite de l'expansion. Tous tris ont besoin de la bureaucratie pour réaliser la
rationalité technique sous laquelle le système ne serait fonctionner".
On a alors une mécanique qui se base sur plusieurs éléments à la fois: la
globalisation sociale, c'estàdire une territorialisation totale et absolue des vécus et
des relations humaines, un procédé d'atomisation des sujets particuliers qui empêche
tout sentiment de communauté qui ne soit pas la sublimation dans l'idée volkisch,
une politique démographique d'élitisme racial et biologique, pour finir tout un art
discursif qui sert de propagande et qui produit la conscience et l'intelligence
nationales.
Le tout est finalement surcodé dans le mythe de la sacralité de la destinée collective
du peuple qui est appelé par les forces de l'histoire et de la nature à accomplir son
devoir de guide et de maître.
Pour réaliser ce type de contrôle total sur la population et sur les individus, la
politique nazie a besoin de s'approprier de tous les domaines du social, en partant de
l'espacetemps du travail de chacun et de tous pour finir dans les lieux du cercle
familial, en passant par les modes et les temps de l'éducation scolaire et militaire;
rien ne doit être laissé hors du contrôle et de la gestion de ce camp total d'exercice
du pouvoir où la normalisation et la disciplinarisation passent par la reconversion de
toute activité et de toute pensée dans l'idée raciste et nationale.
"(...) nous devons prévoir les cadres dans lesquels s'insérera la vie entière de chaque
individu. Tous ces gestes et tous ses besoins doivent être réglés et satisfaits par la
communauté, dont le parti est l'expression..., l'individu ne s'appartient plus....Le
point important est que, propriétaires ou ouvriers, ils sont euxmêmes la propriété
de l'Etat... Notre socialisme va beaucoup plus loin. Il ne change rien à l'ordre
extérieur des choses, mais il ordonne toutes les relations de l'individu avec l'Etat ou
la communauté nationale. Il établie toute discipline dans le cadre d'un parti. ou,
plus exactement il crée l'ordre dans un Ordre"[41].
Dans ce cadre d'organisation, il y a d'un coté la valorisation de l'individu privé avec
la gestion et le contrôle des sphères personnelles de la vie de chacun, de l'autre,
l'annulation totale de cette même personne privée lorsqu'elle est appelée à se faire
expression de sa fonction sociale et publique. Ainsi dans les lieux de travail il est
nécessaire de constituer une organisation hiérarchique où l'individu, qui est valorisé
dans la sphère privée, est anéanti sous le poids de la fonction qu'il exerce et dans
laquelle il doit se résumer. Chaque sujet à sa place et pour chacun un différent degré
de compétences et de connaissances; finalement c'est le parti qui joue le rôle
globalisant à travers l'insertion de chaque sujet dans un niveau de l'organisation
générale dans laquelle il est surveillé au même temps que formé.
C'est le triangle mystique dont le führer discute avec ses intimes collaborateurs et
dont on a témoignage par le biais de Rauschning; ainsi Hitler explique: "un coté
représente le Front du travail. C'est le
domaine de l'égalité sociale. On n'y retrouve plus de distinction de classe; chacun se
trouve en pleine sécurité, reçoit des conseils, des ordres; tout lui est prescrit, jusqu'à
l'emploi de ses heures de loisir. Un homme en vaut un autre et c'est la règle de
l'égalité. Le deuxième côté c'est l'organisation professionnelle. Là chacun est séparé
du voisin, inséré dans un hiérarchie suivant la quantité et la qualité de ce
qu'il produit au bénéfice de la communauté. Là l'égalité est fondée sur la capacité.
Le troisième coté représente le parti, l'organisation politique qui saisit chaque
Allemand dans une des nombreuse organisations, s'il est digne d'y être admis."[42].
Le travail ainsi que les loisirs, l'éducation et la culture, ne doivent plus avoir autre
valeur que celle qu'ils acquièrent en fonction de la tache véritable de toute vie,
individuelle et collective: la création de la nouvelle race, la race des hommes
supérieurs.
L'organisation très précise de tous les espacestemps publiques et privés devient en
ce sens pour nous l'instrument privilégié de la réalisation de ce que l'on a appelé la
biopolitique nazie: seulement grâce à une connaissance minutieuse de tous les
champs, humains et matériels, d'action et de production, un pouvoir qui s'appuie sur
une
valeur sélective de la vie, peut se donner les moyens de créer et de forger cette vie,
en l'ordonnant selon les nécessités du moment, et en la purgeant de tous les éléments
qui en compromettraient la forme et la substance.
"La politique économique, sociale et culturelle devra oeuvrer en ce sens: qu'à
l'avenir ne soit plus nécessaire de parler de la vie laborieuse du peuple mais de la
vie raciale en tant que telle.(....)Le but ultime que s'ef orce d'atteindre cette création
nouvelle est de gagner des forces pour le travail quotidien. C'est ainsi que
l'organisation des loisirs après le travail est devenue la communauté national
socialiste de 'La Force pour la Joie!"[43].
Au point 21 du programme du parti on lit:
"L'Etat doit se préoccuper d'améliorer la santé publique par la protection de la
mère et de l'enfant, l'interdiction du travail de l'enfant, l'introduction des moyens
propres à développer les aptitudes physiques par l'obligation légale de pratiquer le
sport et la gymnastique".
La politique nazi appelle ainsi la science et ses ramifications biologiques et
anthropologiques dans le but d'améliorer la race aryenne, la science devient un
nouveau champ d'exploitation dans le processus de contrôle et gestion de la
population et elle collabore avec les sciences statistiques et sociales.
Il faut que tout l'univers allemand contribue à la production de la vie
destinée à vivre et qu'il s'engage à apporter toutes les connaissances utiles à son
développement: le surhomme peut être un produit de la science et de la nature
combinées.
A ce sujet Paul Weidling[44] introduit le terme de biocratie pour indiquer
l'interconnexion entre science, politique et société; une sorte de nouvel art de
gouverner qui se sert et s'appuie sur la science et la technique afin de mieux
contrôler le tissu social et les individus que l'on décide d'y inclure.
"Quantitativement parlant, les massacres nazis ne sont peutêtre pas le plus
importants du XX siècle, mais ils constituent le plus grand massacre technocratico
scientifique de l'histoire de l'humanité"[45].
On croit que si cela est vrai ça l'est parce que le nazisme a été l'événement historique
qui a su réaliser l'art biopolitique le plus destructif et le plus global en utilisant à ses
fins l'appareil social tout entier, il s'est appliqué sur et à partir de l'administration, de
la police, de la justice, de la médecine, de la science, de la culture, de l'industrie, du
savoir et en fin et partout de la vie en tant que telle en la nommant, en la créant, en la
détruisant, en la niant.
C'est pourquoi l'eugénisme n'a pas été une pseudoscience dépendant de la
dégénération de quelques scientifiques, mais bien plus un des aspects fondamentaux
de ce biopouvoir mis en marche par Hitler et ses collaborateurs et si ce système a
été possible c'est qu'il y avait un monde qui voulait se repenser à partir de là.
Weidling nous suggère une analyse de l'histoire de l'eugénisme avant la période
hitlérienne, dans les années 18601870,
"La biologie et la santé se situaient au coeur de la stratégie réformiste. Le progrès
économique libéral et les libertés civiles inspiraient de la répugnance; on y voyait la
source du problème social auquel l'individualisme libéral n'of rait aucune
solution.... Il fallait doter la société industrielle d'institutions collectives pour
garantir les bases physiques de l'existence par une alimentation, un
logement et des soins de santé appropriés. La science et la médecine devaient
contribuer à l'édification d'une société qui cultiverait la forme physique et la santé
des citoyens"[46].
Dans le même esprit on assiste à la création de la 'Société d'hygiène raciale' en 1905,
société qui compte parmi ses membres et fondateurs des hommes de science ainsi
que des anthropologues et des médecins eugénistes; les questions se concentrent
autour du problème du contrôle des naissances des sujets qui présentent des
anomalies physiques et ou psychologiques et sur la possibilité à donner aux femmes
à propos du choix de leur futur mari et père de leurs futurs enfants.
Ce qui nous intéresse ici est le fait que cette société, qui au départ ne semble pas trop
s'identifier avec des idéologies volkisch, devient au fur et à mesure, et surtout dans la
période suivant la première guerre mondiale, sensiblement attentive aux idées de
pureté et de protection de la race.
On commence alors à déplacer le problème de la santé et de l'hygiène individuelles
vers le plan collectif qui seul pouvait donner des résultats au niveau national; on
introduit ainsi les termes de valeur supérieure et inférieure des différentes races et
l'on songe à la nécessité de prendre des mesures afin d'éviter la dégénérescence des
races plus saines. Il s'agit de repérer dans la population les individus malades, de
comprendre la cause de la défaillance et de prendre les résolutions pour empêcher la
reproduction des mêmes anomalies.
"Le soutien de l'Etat aux cliniques de l'assistance publique impliquait que soit crée
un réseau dont le rôle serait de repérer les malades et les sélectionner pour les
interner et les traiter"[47].
Deux éléments méritent encore d'être considérés , le discours sur la stérilisation et le
contrôle des mariages.
Avant la guerre le débat fut très vif entre les souteneurs d'une politique d'assistance
sociale et ceux qui proposaient plutôt la création de toute une mécanique
d'amélioration qualitative et de contrôle quantitatif des naissances. Dans ce contexte
l'intervention demandée de part et d'autre, de l'Etat fut satisfaite par ce dernier avec
la création de centres de statistique et de recherche sous la ferme opposition de toute
pratique relevant de l'eugénisme négatif.
Un thème fut par contre très développé et ce fit le discours sur la nécessité d'un
espace vital adéquat à la qualité de vie de la race aryenne.
"Le désir d'une société plus saine participait des idéaux patriotiques du 1914. Ces
idéaux ne proclamaient pas tant la nécessité de la survie des plus aptes, selon les
principes du darwinisme social, que celle d'une dégénérescence morale et nationale
de la famille et du peuple... L'hygiène raciale af irmait ses liens avec l'idée
d'expansion de l'espace vital"[48].
"La coordination de la recherche, la création de nouveaux postes et instituts de
recherche, l'intégration de l'eugénisme dans le cursus universitaire des jeunes
générations de médecins, tout cela constituait les étapes préliminaires. Audelà, les
fruits de la formation et de la recherche devaient alimenter et fortifier tous les
aspects de la vie quotidienne, et donner à la nation constituée en corps une nouvelle
identité et un nouveau dessein. Les buts et les méthodes relevaient de la science,
mais la crise consécutive à la défaite avait transformé la nature de la science.....
Les bureaucrates alarmés eurent recours à un nationalisme d'orientation
biologisante"[49].
L'hostilité au Traité de Versailles était supportée par des nombreux médecins, ils
accusaient les vainqueurs et spécialement les français d'affamer la population
allemande, d'accroître avec la malnutrition les risques de mortalité enfantine et de
dégénération de la race à cause de la propagation des maladies génétiques.
Il reste singulier le fait que cette propagande était menée par les politiques de droite
aussi bien que par les exposants du SPD.
Le Chancelier du Reich Muller, membre du SPD et ayant participé aux soviets
ouvriers à Berlin en 1918, affirmait en 1923 être scandalisé à l'idée que des 'Nègres
Sénégalais occupent l'Université de Francfort et la maison de Goethe', cela à cause
de la présence sur le territoire du Reich des soldats français.
On a souligné ce passage afin de montrer l'amplitude et l'importance du problème de
la protection et de la sauvegarde de la race avant même que le NationalSocialisme
ne s'en empare; ces discours suscitaient déjà un très vif intérêt et, encore une fois, à
Hitler ne restera que tourner ces mouvements d'esprits et ces préoccupations sociales
et scientifiques vers le camp qui lui intéressait: l'organisation de la société totale.
La police sera l'organisme chargé entre autre de la conversion de l'eugénisme en
sélection négative de la vie, à travers la mise en place d'un système de repérage de
l'anomalie et de l'improductif; le commencement de la terreur médicale est dans les
plans d'euthanasie des bouches inutiles.
Le bureau chargé des décisions à ce sujet, le T4, constitué de médecins et
scientifiques, doit s'occuper d'enquêter sur la normalité biologique et psychique de la
population allemande et il le fera à travers l'utilisation des techniques offertes par les
sciences statistiques et par la disponibilité de matériel d'étude dans les hôpitaux et les
cliniques qui deviennent ainsi les lieux d'application pour toute pratique
expérimentale visant l'amélioration de la race. La vie est alors ici repensée en
fonction de son utilité au sein de l'accomplissement du processus de production de la
pureté de la race aryenne; tout être qui ne répond pas aux impératifs aryens doit être
éliminé ou bien utilisé comme matériel d'étude et il n'y aura pas de considérations
morales justifiées tendant à condamner une telle sélection, car ces vies anormales
sont destinées déjà par essence au nonêtre, elles ne sont que le cheminement vers
l'oubli de l'existence et n'ont pas de place
parmi les sujets dignes de vivre.
Hitler a su exploiter et organiser tous ces domaines et centres de discussion à travers
l'institutionnalisation de l'Etat d'exception lui permettant de reconstruire et de
reproduire entièrement l'Etat allemand à partir de la triade biocratie culture de la
supériorité raciale quête de la glorieuse identité; le tout complété par l'identification
du Mal en les Juifs, usurpateurs de la pureté de la race, dont l'anéantissement
constitue la condition préliminaire à la réussite dans la lutte pour la création de la
race des seigneurs.
L'anéantissement des Juifs devient donc la priorité politique et administrative de
l'organisation du nouveau Reich hitlérien; à ce sujet Léon Poliakof[50] souligne
l'importance des mesures antisémites visant d'abord l'extension du problème juif au
niveau international: à ce
moment Hitler envisageait la possibilité d'une résolution voie l'immigration des Juifs
vers d'autres pays de l'Europe. Le but était ici de pousser les couches pauvres de la
population juive vers l'étranger, afin de recréer dans ces pays les mêmes conditions
de surpopulation parasitaire qui obligeraient les gouvernements à prendre en
considération les mesures antisémites adoptées en Allemagne et pouvoir ainsi
compter sur l'appui, ou du moins la non hostilité, de ces autres Etats dans
l'accomplissement des plans de destruction de ce qu'il appelle la juiverie mondiale.
Dans ce contexte il était tout de même impératif d'éviter l'émigration des juifs riches,
lesquels auraient ainsi profité de l'occasion pour se constituer en Etat indépendant et
devenir une menace considérable pour l'Allemagne.
Poliakof cite un rapport du Ministère des Affaires étrangères datant du mois de
janvier 1939, où on lit:
"C'est l'expérience qui enseignera aux populations (des autres pays) ce que
représente pour eux le danger juif. Plus le juif immigré est pauvre, plus lourdement
il tombera à la charge du pays d'immigration, et plus vigoureusement réagira ce
pays, dans un sens essentiellement favorable aux intérêts allemands. Le but de
l'action allemande est une solution future internationale de la question juive (...), qui
sera dictée par la mure compréhension de toutes les nations au sujet du danger que
représente le judaïsme pour l'existence nationale des peuples".
L'auteur commente:
"L'af lux des capitaux allemands facilite l'édification d'un Etat juif en Palestine, ce
qui est contraire aux intérêts allemands, car cet Etat signifiera pour le judaïsme un
accroissement de puissance considérable (...). L'Allemagne n'a aucun intérêt à
faciliter l'émigration des Juifs riches qui exportent leurs capitaux"[51].
En réalité, audelà des possibilités de résolution du problème juif à travers
l'immigration, la question juive devait trouver son champ de définition dans les
mesures extrêmes ayant pour fin l'effacement total de ce peuple du domaine de
l'existence. Les Juifs représentent le Mal absolu qui doit être déraciné définitivement
et sans compromis, car il en va ici de l'existence de l'Allemagne; si les Juifs
incarnent le danger et le défi absolu à la vie digne de vivre, il n'est donné comme
issue que l'impératif de mener la lutte totale contre cet ennemi dont la vie n'a pas sa
place dans l'ordre de l'univers des vivants; il ne peut pas suffir de les éloigner, il faut
les éliminer globalement et définitivement.
"Deux mondes s'af rontent! L'homme de Dieu et l'homme de Satan. Le Juif est la
dérision de l'homme. Le Juif est la créature d'un autre Dieu. Il faut qu'il soit sorti
d'une autre souche humaine. L'Aryen et le Juif, je les oppose l'un à l'autre et si je
donne à l'un le nom d'homme, je suis obligé de donner un nom dif érent à l'autre. Ils
sont aussi éloignés l'un de l'autre que les espèces animales de l'espèce humaine. Ce
n'est pas que j'appelle le Juif un animal. Il est beaucoup plus éloigné de l'animal que
nous, les Aryens. C'est un être étranger à l'ordre naturel, un être hors nature"[52].
De là dérive alors la construction de l'image de soushomme juif qui rendra possibles
toutes les mesures juridiques, politiques et sociales prises dans le cadre de la
politique antisémite tout au long du régime nazi.
Directement liée à cette image sera la politique visant la déportation dans les camps
et la localisation de ces derniers sur le sol polonais considéré dans ce contexte
comme un territoire de deuxième niveau, un dépotoir où l'on peut bien envoyer des
sujets méprisés et indignes.
Il nous semble important de souligner le lien entre la conception de soushommes et
celle de dépotoir réservée à la Pologne: en laissant de coté ici les considérations
d'ordre pratique qui faisaient de la Pologne un lieu plus propice, car plus éloigné par
rapport aux autres puissances de l'Europe occidentale, à l'extermination de masse des
Juifs, il est indicatif le fait de choisir un pays occupé dans le contexte de la politique
de l'espace vital et devenu objet de total mépris au même titre que les Juifs. La
Pologne est constituée d'une population qui est, elle aussi, inférieure et destinée à
une condition d'esclavage et de servitude, elle ne peut être laissée en vie qu'en
fonction de son utilité pour la vie et la croissance du peuple aryen; c'est dans les
limites de ce territoire que la race des seigneurs peut se servir du matériel humain
indigne de vivre et de l'exploiter jusqu'à épuisement naturel.
Poliakof souligne à ce sujet la rationalité serrée de cette organisation industrielle de
la mort et de la vie, qui s'appuie sur la construction de tout un système administratif
et bureaucratique garantissant l'efficacité de la sélection pour le travail et de celle
pour la mort.
"Le génie technique des Allemands leur permit de mettre sur pied, en l'espace de
quelques mois, une industrie de la mort rationnelle et ef icace. Comme toute
industrie, elle comportait des services de recherche et d'amélioration, ainsi que des
services administratifs, une comptabilité et des archives"[53].
Ce n'est pas par hasard que la machine de tuerie industrielle est mise en marche
seulement quand le Reich est déjà devenu un Etat géré par l'action de contrôle global
exercée par la police administrative.
Si les premières mesures contre les Juifs sont d'ordre juridique, les déportations et
les plans d'extermination commencent à fonctionner bien après, en fonction des
espace occupés et de la possibilité d'utiliser le Menchenmaterial juif pour la
production industrielle pendant la guerre.
A ce sujet Poliakof rappelle l'importance des SSTotenkopf, les Têtes de Mort,
chargés de la surveillance des détenus dans les camps et de leur dressage moral
visant la disqualification de tout attribut humain pouvant leur s'y appliquer.
"briser chez les détenus toute velléité de résistance; entourer leur expiation
sanglante d'horreur et de mystère, de 'nuit et de brouillard',
telle était la destination essentielle de ces troupes spécialisées; une intention de
rééducation et d'amendement, limitée aux détenus allemands, venait s'y ajouter"[54].
C'est intéressant de voir comment à coté des soushommes juifs les camps
disposaient d'un autre matériel humain, les non Allemands, qui était considéré
comme une espèce de transition entre l'animal et l'homme nordique; ces sujets
inférieurs sont laissés en vie et utilisés suivant leur utilité pratique et l'urgence
stratégique du moment.
Le but est de laisser vivre les individus que l'on envisage d'exploiter mais qu'il est
nécessaire de réserver à des tâches inférieures jusqu'au moment où l'on pourra juger
la réinsertion possible; de l'autre coté la population concentrationnaire se trouve
augmentée par la présence des prisonniers de guerre que serait trop risqué
d'abandonner sur le champ avec le danger qu'ils deviennent proie facile pour
l'ennemi.
Si l'on veut même ces pratiques de rééducation ne sont pas autre chose que
l'expression de l'insignifiance d'identités qui n'ont pas droit d'exister telles quelles; la
seule possibilité pour échapper à la mort devient pour ces non Allemands la négation
de leur identité, l'acceptation de la non essentielité de leur propre être; l'assimilation
devient assimilation du rejet du droit à l'existence, du droit d'être, dans l'existence
nue du telquel.
Face à ces deux pratiques de la politique nazie, l'eugénisme négatif et
l'antisémitisme, Saul Friedländer[55] avance une thèse soulignant la diversité de la
portée politique et de perspective globale des deux machines; l'euthanasie est alors
considérée comme le calcul précis de coûts et bénéfices et l'extermination des Juifs
comme la lutte contre l'ennemi actif et absolu.
Nous on voudrait avancer plutôt l'hypothèse qui voit le concept de biopolitique
comme le commun dénominateur des deux pratiques qui s'appuient sur le même
mécanisme: donner à la politique et à ses stratégies le même sujet, la vie du peuple
allemand qui doit être protégée et exaltée; protégée des dégénérations biologiques
représentées par les individus anormaux et exaltée par rapport à son antithèse, la
corruption existentielle et historique de la race juive.
La politique devient ainsi processus d'assignation d'identité digne d'être, processus
qui appelle l'apparat juridique à définir l'appartenance à la nation allemande en
fonction du nouveau paradigme, la religion et le sang; la détermination de la fois
religieuse et de la descendance biologique permettra la toute première sélection des
sujets auxquels l'on attribuera la citoyenneté allemande et justifiera toutes les
mesures préliminaires qui, privant les Juifs des droits civiques, les excluront
définitivement du champ de protection garanti par la lois et ouvreront la voie à leur
exclusion du monde des vivants.
Le juif privé des droits civiques devient l'étranger indésiré qui usurpe la culture et la
société allemande, de l'autre coté son sang impure devient l'emblème du Mal absolu
qui incombe sur le destin mythique de la race aryenne; dans les deux cas le peuple
allemand est appelé à la lutte totale contre cet ennemi dont l'anéantissement
constitue d'emblée une première victoire vers la reappropriation de l'histoire.
Le Moi allemand a besoin de détruire l'altérité juive qui menace de s'emparer de
l'esprit, de la culture et du sol allemand, de ce besoin dépend la victoire sur le
monde.
"Là où le marxisme mettait en évidence le conflit des forces
historiques changeantes, le nazisme, et en particulier la vision du monde de Hitler,
voyait l'histoire comme la lutte du Bien immuable et du Mal tout aussi immuable.
Son issue ne pouvait être envisagée qu'en termes religieux: la perdition ou la
rédemption"[56].
Ainsi Goebbels cité par Friedländer, dans le discours du 1937 sur la question
espagnole:
"Sans crainte aucune nous désignons le Juif comme étant l'instigateur, l'auteur et le
bénéficiaire de cette terrible catastrophe: voyez c'est lui l'ennemi du monde, le
destructeur des cultures, le parasite au sein des nations, le fils du Chaos,
l'incarnation du Mal, le ferment de décomposition, le démon manifeste du
dépérissement de l'humanité".
Ainsi Hitler dans Mein Kampf[57] :
"Si le Juif, à l'aide de sa profession de fois marxiste, remporte la victoire sur les
peuples du monde, son diadème sera la couronne mortuaire de l'humanité. Alors
notre planète recommencera à parcourir l'éther comme elle l'a fait il y a des millions
d'années: il n'y aura plus d'homme à sa surface.
La nature éternelle se venge impitoyablement quand on transgresse ses
commandements. C'est pourquoi je crois agir selon l'esprit du Tout Puissant, notre
créateur, car:
En me défendant contre le Juif, je combat pour défendre l'oeuvre du Seigneur" .
Au sujet de l'importance de la politique antisémite pour comprendre le pourquoi et le
comment du consentement de masse au nazisme, Daniel Goldhagen[58] ,
"L'Holocauste est ce qui définit avant tout la politique et la culture politique
allemandes sous le nazisme.... Expliquer l'Holocauste est la question intellectuelle
centrale pour la compréhension de l'Allemagne nazie".
Tout en laissant à l'Holocauste son importance absolue, nous pensons toutefois que
l'antisémitisme n'explique pas à lui seul le consensus des allemands et leur adhésion
enthousiaste au nazisme; nous croyons, comme nous avons essayé de démontrer, que
tout un discours sur la crise de l'identité allemande puisse servir à reconstruire le
comment du nazisme et des ces machines de mort; on pense que plus que
l'antisémitisme, ou mieux, avant l'antisémitisme et comme une sorte de sine qua non,
il y a la crise politique, sociale et culturelle de la République de Weimar, crise qui
touche les élites intellectuelles tout comme les masses.
La destruction et l'extermination des Juifs, la violence des lois de
Nuremberg, l'expropriation des biens et des identités de ce peuple nous les lisons
dans un contexte de guerre extrême pour la domination du monde, guerre où la poste
en jeu est le droit d'exister et où l'ennemi n'est pas reconnu comme adversaire; la
guerre ne se résolve donc pas en affrontement réel mais se développe en tant
qu'agression totale et
meurtrière d'un ennemi auquel on a enlevé toute possibilité de défense.
Seulement en le privant du droit d'exister, donc pas simplement en le tuant, à travers
la négation de sa valeur humaine et civile, le peuple
allemand peut avoir accès à l'identité absolue qui lui redonne le droit d'entrer dans
l'histoire, c'estàdire de faire et d'être l'histoire, l'histoire du monde.
Ce qui est ici en jeu est bien plus que la chasse antisémite, il s'agit intimement et
réellement de s'approprier de l'histoire et d'affirmer le Moi historial allemand et sa
volonté de puissance en tant que capacité d'être, de venir à être, de devenir ce qu'il a
à être.
Participer à la persécution et à l'extermination des Juifs signifie prendre partie à ce
défi absolu qui impose l'exposition tout aussi absolue à la mort, au sacrifice
mythique; l'enjeu est bien existentiel et c'est à partir de là qu'il devient politique;
seulement une population touchée dans ses convictions profondes sur l'ordre du
monde et des vivants peut être menée pendant douze ans à tolérer et à soutenir une
politique de tuerie sélectivement totale. Considéré ainsi l'Holocauste n'aurait pas pu
être autrement, il fallait qu'il soit extrême, absolu, total et féroce: l'enjeu l'exigeait.
On considère pourtant intéressante la ligne d'analyse de Goldhagen lorsqu'il souligne
la nécessité de considérer les actes commis par les Allemands comme des actes
volontaires, dans le sens où la décision de faire ou de ne pas faire, de faire selon un
échelon différent en intensité et violence, reste à chaque fois une décision consciente
et intimement voulue, et non pas simplement le résultat d'un esprit d'obéissance
aveugle et timorée.
Les institutions et la politique de terreur ont sûrement contribué de manière
déterminante mais à elles toute seules n'auraient pas pu constituer l'explication d'une
telle participation de masse au massacre et à l'exclusion.
Le juif porte en lui la force et le danger de la communauté sans patrie et éternelle, il
défie en outre avec sa seule existence tous les ordres de la nation , de l'Etat et de la
race. Il est le personnage qui traverse l'histoire et qui la marque en marquant le sol et
l'esprit des populations parmi lesquelles il choisit de vivre comme un parasite, il est
le danger représenté par l'identité qui rejette la définition territorialisée de l'être.
Il faut alors dénouer les Juifs de la citoyenneté allemande, il faut les pousser hors la
lois pour les expulser du territoire et de l'existence; le processus d'anéantissement
commence par la seule chose qui rendait les Juifs des êtres juridiques et en tant que
tels inviolables; après la négation de la personne juridique, le pas vers la négation de
l'humain n'aura plus d'obstacles sinon dans les consciences, mais les consciences
avaient déjà approuvé la première agression.
Sans droits les Juifs se revêtent de leur caractère séculaire d'étrangeté, d'errance, de
menace, les masses peuvent ainsi voir a posteriori la vérité des discours antisémites
qui avaient constitué l'a priori de la politique d'agression.
Désormais aux juifs est définitivement barrée la voie pour la résolution du problème
antisémite au travers de l'émancipation; si, dans les décennies précédentes ils
pouvaient espérer de faire oublier ce caractère différent en abjurant leur nature
religieuse et en se proposant sous les vestes internationales de citoyens, sous le
régime nazi ils seront privés exactement de la possibilité juridique et sociale de la
rédemption.
Les Juifs ne sont plus la personnification religieuse de la négation de la chrétienté,
ils ne peuvent plus prétendre au pardon par le biais du baptême; ils portent le
caractère immuable de l'étrangeté qui menace l'intégrité spirituelle et politique de la
nation et de l'Etat allemands. Le concept de race et sa transfiguration politique en
celui de nation rend le Juif inassimilable par nature, il est maintenant le paria et en
tant que tel il peut être anéanti sans que cela implique une violation humaine ou
juridique. Il sera détruit comme l'on détruit quelque chose à laquelle on a déjà ôté
toute utilité et valeur pour l'existence, on le fera disparaître du présent historique tout
comme de la mémoire historiale.
La mort sociale, juridique et économique était indispensable et préalable donc à tout
projet d'extermination tout comme la politique de l'espace vital devait servir et
précéder toute pratique concentrationnaire afin de préparer les bases nécessaire à la
constitution de lieux de non droit où l'on aurait pu disposer de matériel humain pour
le travail et pour la vengeance.
C'est seulement grâce à cette démonisation des Juifs et aux mesures juridiques de la
période précédante la guerre que le discours et la mise en pratique du Génocide a pu
se réaliser dans le consensus plus ou moins tacite des gens ordinaires.
A propos de ces gens ordinaires, Goldhagen pose l'accent sur le rôle significatif du
101° Bataillon de police assigné en Pologne; ces hommes qui, comme l'auteur
souligne, avaient la possibilité de se faire exempter de la participation aux massacres
des populations juives polonaises n'ont profité que très rarement de l'occasion et
lorsqu'ils l'ont fait il s'est agi plutôt d'une question de goût que d'une question de
principe.
Nous on ne voit ici rien de vraiment étonnant car le fait de tuer les Juifs constitue,
justement pour ces hommes ordinaires, une question vitale et nécessaire à la survie
du Volk allemand; il est question d'éliminer , de déraciner, les sujets qui ont été
représentés tout au long de la propagande totale du régime dans les premiers temps
comme le Mal absolu. Il ne s'agissait pas de torturer, d'humilier, de massacrer des
hommes ou des femmes, ou bien des êtres humains en général, le Juifs n'étaient pas,
en tout cas n'étaient plus considérés, des êtres, ils étaient hors de la communauté
digne de vivre, pas des hommes, non plus des animaux, à la rigueur des objets mais
des objets dangereux pour la vie des hommes.
On ne pourrait pas expliquer autrement les images aujourd'hui assez connues qui
montrent les hommes de la SS ou des autres corps spéciaux sourire en pose pour une
photo à coté des derniers juifs exécutes souvenirs de la lutte contre le Mal.
Il ne pouvait pas y avoir opposition de principe aux massacres car il n'y avait tout
simplement pas deux principes qui pouvaient créer un conflit dans les esprits: il y
avait qu'un seul principe et il s'agissait de la seule rationalité reconnue à l'existent, le
destin du Volk et à cela nécessaire l'anéantissement des Juifs, ces Juifs qui ont dans
leur nature le germe de la destruction du peuple allemand et de sa culture.
Même l'utilisation des Juifs comme main d'oeuvre dans le camps n'est autre chose
que l'expression de ce mépris et de l'inconsistance de leur valeur en tant que vivants;
Goldhagen souligne le caractère inutile du travail assigné souvent aux détenus juifs,
un travail sans finalité aucune, châtiment extrême pour ces sujets qui comptaient
parmi leurs multiples aspects maléfiques une conception spéculative du travail et qui
avaient toujours vécu en fonction de l'exploitation du travail d'autrui.
Il n'y a donc pour l'auteur, et nous le suivons, aucune contradiction dans ce
phénomène d'utilisation des Juifs pour le travail dans les camps; même si cette
mesure pouvait apparaître économiquement irrationnelle, vu le surcoût de la guerre,
elle faisait partie du plan de destruction physique et psychologique des Juifs. Dans
les camps la main d'oeuvre juive n'est pas considérée avec le soin que l'on réserve à
toute prestation afin qu'elle reste productive et rentable; les Juifs sont contraints au
travail dans des conditions de détresse physique qui rendent tout travail impossible,
le travailleur est ici poussé lentement à la mort car c'est elle le but, non pas la
production; ce qui intéresse n'est point sa productivité mais bien sa dissolution, son
anéantissement.
Quand il arrive au camp tout Juif n'est déjà plus un homme du point de vue social et
juridique, dans le camp la disparition de son allure humaine et la négation de son
être spirituel porteront à terme son exclusion du monde des vivants. C'est dans le
camp que le Juif est poussé à méconnaître sa propre nature d'homme; les conditions
physiques et les attitudes mentales des détenus renvoient à chacun l'image de l'être
nié qu'il est, de l'homme transfiguré en honte de l'humain.
Cette négation renvoie au même temps à l'allemand nazi le mythe de son propre être
à réaffirmer sur les cendres du Mal et l'image n'est point figurative.
"Il s'agissait d'introduire dans l'âme des Juifs, à travers leurs corps,
irrévocablement, la conviction qu'ils n'étaient plus que des jouets, et qu'ils ne
vivraient qu'autant que les Allemands le souf riraient (...)
Pour les Allemands, il s'agissait de rendre les victimes complices de leur propre
mort, d'imprimer en eux toute l'abjection de leur condition d'esclaves"[59].
Dans cette conception du travail comme moyen de destruction qui vise la force
même de travail, le nazisme se soumet à la pure idéologie contre toute rationalité
économique, qui opterait pour la préservation d'une si nombreuse matière
d'utilisation pour le travail; mais la politique nazie ne reconnaît déjà plus les Juifs en
tant qu'hommes, aucune considération d'ordre économique aurait pu redonner le
droit à l'existence et à la valeur incontournable de la vie à des êtres qui n'en étaient
plus dignes et cela même si le prix à payer pouvait être une crise de l'économie du
pays.
Le Juif est membre d'une race qui n'a pas de place dans l'ordre du monde, une race à
part qui présente dans sa généralité collective comme dans chaque membre isolé,
l'antihomme, le mal. Il est l'antithèse de l'Allemand, la menace absolue du pouvoir
êtreallemand; il n'y a pas d'autres motivations à la tuerie perpétrée par les bourreaux
ordinaires que cette nécessité intime d'exterminer le caractère Juif du monde.
Ce qui a freiné et fait capituler ce climat mystique ce fut l'éclat de la guerre et la
confrontation avec une réalité nouvelle: la présence d'autres ennemis qui entravaient
la lutte sacrée du Bien contre le Mal; les autres Etats deviennent un nouveau
problème et constituent une sorte de détournement de l'esprit vers la réalité
internationale, vers un danger politique différent, bien qu'à celui lié, du problème
juif.
La loi et la parole de l'Etat d'exception
Hitler arrive au pouvoir le 30 Janvier 1933 suite à des élections tout à fait légales
et avec le soutien fervent et excité de toute une population qui croit à la nouvelle
révolution nationalsocialiste; le point de force et la base incontournable de ce
pouvoir qui a tenu sous son jeu l'Allemagne pendant plus d'un décennie nous semble
être en grosse partie constitué par le consensus général émanant, plus encore que des
individus participant directement à l'exercice du pouvoir, de cet ensemble puissant et
anonyme que l'on appelle avec la Arendt les masses.
Sans elles le nazisme n'aurait pas pu sortir des limites restreintes d'un pouvoir
purement terroriste et illégal, il aurait probablement été obligé de se confronter à la
possibilité d'une révolte d'en bas, d'une action révolutionnaire qui aurait opposé à
l'abus de pouvoir la souveraineté naturelle du peuple qui légitime et qui destitue en
vertu de son droit de déléguer justement sa volonté qui est et reste souveraine.
Si cela n'a pas été le cas c'est parce que le peuple souverain a pu croire à la légitimité
du régime et reconnaître dans la politique et les propos de celuici sa volonté et son
droit.
Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt nous donne un cadre très
intéressant de l'identité de ce corps à la fois collectif et individuel qu'elle nomme les
masses et qu'elle oppose à l'ancien système de classes qui tirait son pouvoir et sa
légitimité d'un corps populaire caractérisé par un intérêt politique très précis et
commun.
La masse est alors considérée comme un ensemble d'individus substantiellement
indifférents et sans aucune affinité entre eux sinon celle dérivante d'une sorte de
caractérisation générale de groupe fondée sur le seul critère du nombre.
C'est en visant le consensus de cette masse anonyme que tous les autres partis de
classes avaient laissé comme reste, que le NationalSocialisme a pu construire sa
base de pouvoir et son droit à l'action; c'est grâce à la politicisation de cette masse a
politique qu'il a réussi à arriver légalement à se présenter comme le guide et le
sauveur du nouveau Reich révolutionnaire.
La Arendt nous explique comment ce qu'elle appelle les masses n'est que le résultat
de la fin du système de classes où seulement le parti de la classe dominante exerce le
pouvoir politique avec le consensus de base qui est représenté par la classe sociale
du peuple qui retrouve dans sa politique un intérêt commun à ses besoins. De ce
système il est caractéristique une autre catégorie sociale, la populace, qui constitue le
reste, ce qui est exclu de toute participation au pouvoir et de toute activité politique;
c'est exactement cette populace, qui n'intéresse pas le pouvoir de classe, qui laissera
sa place à la masse apolitique caractérisant la crise et la fin du système de classes.
Si la populace était le reste qui ne participait pas du pouvoir mais qui était connu et
exploité par la classe dominante, les masses échappent à tel contrôle, à telle
utilisation de la part du pouvoir de classe, elles en attestent la disparition et
témoignent de l'isolement social et spirituel de l'individu qui n'a plus aucun intérêt
commun à partager avec d'autres et qui peut facilement devenir la cible de tout autre
discours politique qui propose comme vérité commune les idées générales et
substantiellement abstraites de nationalisme et de communauté nationale.
L'individu isolé, livré au sentiment de désolation qui le rend étranger à tout sens
d'appartenance à un groupe, peut ainsi retrouver dans ces idées universalisantes le
sentiment d'être au monde et d'y être pour quelque chose, d'y compter en occupant
une place qui lui assigne aussi une mission.
L'identité individuelle, vidée de toute présence pleine à soi, retrouve dans l'image de
l'identité nationale collective, l'image perdue de son 'moi' atomisé et vide.
"Les masses se développèrent à partir des fragments d'une société hautement
atomisée, dont la structure compétitive et la solitude individuelle qui en résulte,
n'étaient limitées que par l'appartenance à une classe. La principale caractéristique
de l'homme de masse (...) (est) l'isolement et le manque de rapports sociaux
normaux. Ces masses provenaient d'une société de classes criblée de fissures qui
cimentaient le sentiment nationaliste: il n'est que naturel que, dans leur désarroi
initial, elles aient penché vers un nationalisme particulièrement violent"[60].
Le nazisme a su se produire exactement à travers le réveil romantique de cette masse
indifférente et sans repères qui s'est retrouvée gagnée et excitée par l'idée de la
nouvelle révolution nationale, la révolution qui lui aurait permis de déstabilise
l'ordre actuel et de reconstruire le nouveau, celui où elle retrouverait l'esprit oublié
de la puissance germanique.
La propagande nationalsocialiste n'a fait que proposer à cet masse une idée
universelle où elle pouvait s'épanouir et se vouloir en se voulant comme actrice
réelle et aussi mandataire souveraine; le nazisme a donné à ces individus isolés la
volonté de puissance et le sentiment de pouvoir changer le monde pour lui donner
l'empreinte de leur esprit.
Dans ce contexte la propagande antisémite donne à la masse non juive une identité
spécifique et précieuse, le fait d'être ou de ne pas être juif détermine une conscience
d'exister, donne aux non juifs une idée assez claire de leur place privilégiée dans le
monde et leur offre, par opposition avec l'image maléfique du Juif, à la fois
communiste et
spéculateur, un cadre très simple de la réalité sociale et politique.
La propagande populaire et intellectuellement grossière permet aux
masses d'avoir une explication globale et sommaire du monde, une explication basée
sur des idées simples caractérisées par le fait d'associer tous les ennemis de la nation
en un seul monstre des différents visages, le Juif international.
Au travers de cette tactique de l'ennemi total, le nazisme résolue le problème typique
de la propagande dans le système des partis de classe; le NationalSocialisme se
propose comme l'expression de la volonté de la nation allemande, définie par
l'appartenance à la même race, et non de la volonté d'une partie spécifique de cette
nation. Avec le mythe du sang et du sol, avec le principe de la volonté comme
expression de l'esprit originaire, le nazisme s'adresse au même titre aux travailleurs
comme aux patrons, il donne à tous la même identité collective et récupère dans ses
mots et dans ces discours les termes jusqu'alors inconciliables de révolution et de
nationalisme.
Hitler rappellera maintes fois que la force d'une action dépend de la volonté de
réussir, et que cette volonté même n'est que la manifestation originaire de l'esprit qui
est à la fois individuel et national; la volonté est exigée par l'esprit authentique
allemand et le führer, qui en est l'élu prophète, ne peut la partager que avec l'autre
suprême dépositaire, le peuple.
"On m'a reproché de fanatiser la masse, de l'amener à un état extatique. Le conseil
des psychologues subtils est qu'il faut apaiser les masses, qu'il faut les maintenir
dans un état d'apathie léthargique. Non, je ne puis diriger la masse que lorsque je
l'arrache à son apathie. La masse n'est maniable que lorsqu'elle est fanatisée. Une
masse qui reste apathique et amorphe est le plus grand danger pour une
communauté politique quelle qu'elle soit. L'apathie est, pour la masse, une des
formes de la défense (...) J'ai fanatisé la masse pour en faire l'instrument de ma
politique. J'ai réveillé la masse. Je l'ai forcé à s'élever audessus d'ellemême, je lui
ai donné un sens et une fonction (...), quand j'éveille en elle des sentiments qui lui
conviennent, elle suit immédiatement les mots d'ordre que je lui donne"[61].
Strictement liée à la capacité de réveiller les masses est la capacité de tenir vif le
sentiment de faire partie d'un tout en mouvement où il n'y pas de place pour la
monotonie du temps normatif et normalisé; il faut que l'ensemble géré par le pouvoir
qui se veut total soit toujours occupé dans la réalisation de la nouvelle réalité, qu'il
soit à chaque moment conscient de la dimension dynamique de ce pouvoir qui
circule et qui crée sans cesse, qui est présent partout et sous plusieurs formes.
Hitler a montré comment son système devait par nécessité se montrer en tant que
révolution permanente qui, grâce à l'importance donnée à l'action et à la volonté
loyale du peuple, a su intervenir sur, et conquérir, tous les aspects de la vie ordinaire
des allemands. De même cette image de mouvement constant a permis de soumettre
le droit à l'arbitraire de la volonté personnelle du chef qui, en se présentant comme
l'élu du destin qui partage avec le peuple le même esprit originaire, devient d'emblée
celle de la communauté nationale.
Or, l'analyse de la Arendt, qui met l'accent sur ces deux aspects de la
volonté et du mouvement, semble nier toute finalité politique à ce qu'elle appelle les
systèmes totalitaires, pour ne leur réserver que des objectifs pratiques déterminés par
la nécessité d'encadrer le plus grand nombre d'individus dans les organisations du
parti et ainsi les contrôler.
On se demande pourquoi le but de créer, finalement, et de contrôler tout un peuple,
dans son ensemble comme individuellement, de le reconstituer à travers une idée de
race et de destinée mythique, de le produire biologiquement et de l'enthousiasmer à
tel point de le convaincre de la nécessité de s'exposer à nouveau au sacrifice extrême
de la mort dans le contexte d'une future et indispensable guerre totale, pourquoi tout
cela ne pourrait pas à lui seul être la finalité tout à fait politique du nazisme, ou du
moins une de ses finalités, celle de sa politique interne.
D'ailleurs l'extrême concordance et conséquentialité entre le programme proposé et
sa réalisation pratique témoigne pour nous de l'essence politique du mouvement
nazi, et cela audelà de la valeur intellectuelle ou humaine de ses propos; le nazisme
s'est proposé en tant que Weltanschaaung révolutionnaire et en tant que tel il a
accompli le caractère de toute idéologie: s'imposer au monde comme sa vérité,
même et surtout au prix de transformer et uniformiser a posteriori le monde à cette
vérité.
Le discours de la Arendt peut être compris à l'intérieur de l'analyse qui fait du
nazisme une des formes réalisées de l'Etat totalitaire, mais la forme totalitaire du III
Reich ne suffit pas à en expliquer la substance qui, elle, renvoie à un type de pouvoir
et d'exercice du pouvoir qui est absolument nouveau; un pouvoir qui pour être
totalitaire s'empare de la vie et en décide les modes et les temps, un pouvoir qui, au
lieu de s'approprier du droit et de l'utiliser à ses fins, détruit l'essence de la loi et de
la légalité pour leur substituer le principe de la race, du sang et du sol.
C'est en ce sens que le nazisme est un biopouvoir qui s'exerce dans un état
d'exception, là où la loi n'est autre chose que la justification légale de toute action
qui tend à la réalisation du seul principe politique reconnu, la sauvegarde de la race
aryenne et sa croissance en vue de la domination du monde. Le rôle classique du
droit en tant que garantie du respect des libertés et de la souveraineté publique et
inaliénable de la nation constituée en Etat, devient expression a posteriori des
nécessités pratiques du pouvoir en action, il en constitue la forme vide de la
légitimité.
Carl Schmitt[62] définit le concept de souveraineté à partir de ce qu'il appelle l'Etat
d'exception, là où le pouvoir absolu se concentre dans la figure du souverain qui
garde exactement dans cette situation exceptionnelle la capacité de décider de l'état
de choses et cet état de choses est tel que le premier acte souverain sera de s'élever
audessus
de l'institution qui garantie la norme, c'estàdire le droit. Dans ce cadre d'exception
le droit est le premier ordre à être vidé de son essence, délégitimé, le pouvoir
souverain devient alors le pouvoir absolu de créer le droit qui normalisera, ou qui
rendra compte de l'Etat d'exception.
Il nous intéresse cette analyse du pouvoir dans une situation d'exception, de hors
norme, car on estime pouvoir l'appliquer en partie à la politique interne nazie, à ce
qui a été une sorte de création pure du droit où les critères de la race et du sang sont
devenus les normes juridiques justifiant les mesures illégales contre les Juifs et le
principe de la volonté du chef et du parti, les normes substituant toutes les
procédures juridiques et législatives.
Important à ce sujet nous parait être le rôle joué par l'utilisation de la part de Hitler
des décret secrets, décrets ayant force de loi et toutefois presque jamais
communiqués aux juges qui, en tant normal, auraient du en représenter la force et
l'autorité exécutive.
Ces décrets ont force de lois car il l'acquièrent directement par le fait d'être
prononcés par la seule autorité détenant le pouvoir de décider de l'état des choses et
du droit qu'on y applique, ils ont ainsi souvent caractère rétroactif et n'ont presque
plus aucune utilité pour les organismes officiels de justice, car le pouvoir exécutif
est, dans cet Etat d'exception confié non plus aux magistrats mais bien à la police.
Un cas exemplaire de l'illégalité légitime et de la force de ces décrets est fourni par
le Décret secret du 7 Octobre 1939 au sujet de la
Solution finale à adopter pour tous les sujets non appartenants à la nation et
constituant par là même un danger pour elle; Hitler confie à la direction SS
l'exécution de ce décret qui permettra à la loi nazie de s'exercer en dehors des lieux
classiques de la justice et d'être renvoyée sous l'autorité de l'organisme qui a été le
bras mécanique et le sine qua non du pouvoir être de l'Etat nazi, la police.
Toute l'organisation des camps, leur gestion et administration, sera ordonnée à
travers les décrets secrets du führer; Hitler détruit ainsi, et cela depuis le début de
son régime, l'Etat à travers la destitution du droit normal et normatif et il ne pouvait
faire autrement car sa politique demandait la destruction de l'ordre établi du monde
et sa reconstruction devait passer par une suspension du droit et sa reinvention en
fonction de la nouvelle réalité raciale. L'Etat est alors nié formellement et
matériellement, le pouvoir est dans les mains d'un seul sujet physique, particulier,
qui détient la souveraineté exerçant exactement ce pouvoir absolu de décider de l'état
d'exception, sur l'état d'exception, réglementant le réel à partir de l'acte
d'énonciation, la parole du souverain devient ici par nature immédiatement droit, elle
fait, elle est le droit.
Mais dans ce cadre exceptionnel l'application du droit souverain et hors norme
s'appuie sur l'intervention d'un deuxième organisme, l'administration, chargée
d'appliquer le droit selon les situations déterminées par l'ordre du réel prescrit dans
le droit; l'administration nazie sera chargée de la tâche de conformer la réalité au
caractère exceptionnel de la vision du monde commandée par Hitler, elle sera la
menace anonyme de ce pouvoir qui se veut secret et normatif; là où les tribunaux
auront des grosses difficultés à appliquer des normes dont ils ne sont pas à
connaissance, l'administration prendra la forme du juridique ainsi que celle de la
jurisprudence.
Caractère fondamental de cette administration sera aussi sa forme pour ainsi dire
neutre, là où la neutralité atteste du caractère purement technique, la bureaucratie
nazie sera l'organe d'exécution ordinaire et légal de la politique d'extermination et de
mort.
Si l'on revient sur l'analyse de Schmitt, on y retrouve un argument significatif par
rapport à la force et à la légitimité du pouvoir en relation avec la forme de la loi;
c'est la loi, en ligne générale, en tant que forme et mesure de la légalité, la loi qui se
légitime par elle même, qui constitue le référent absolu de l'autorité et du pouvoir
d'un Etat; dans la forme spécifique de l'Etat parlementaire, le pouvoir légal absolu
est dans les mains du corps législatif qui se conforme à l'ordre immuable de la loi et
des procédures législatives; la légitimité de tel pouvoir est donnée par la célèbre
volonté générale qui fait que le peuple souverain cède librement au corps
parlementaire la gestion de ce droit expression de sa volonté.
Or, Schmitt avance des doutes que nous faisons aussi nôtres sur la réelle
souveraineté d'une volonté générale qui peut s'exprimer tout simplement à travers
une majorité de volontés du 51%; la majorité qui s'exprime ainsi dans le
gouvernement détient le pouvoir légal absolu et se retrouve immédiatement et par
nature en droit d'éliminer par le biais de procédures légales l'adversaire de la
minorité, violant ainsi le principe démocratique de l'égalité comme parité de
chances.
Rien dans la forme générale de la loi et dans le concept suprême de pouvoir législatif
qui régit l'idée moderne d'Etat, semble définir les limites et les difficultés de
l'assomption du pouvoir; rien, d'ailleurs, pourrait les définir, car originairement le
principe de l'Etat législatif met le pouvoir législatif comme référent absolu et
indiscutable de l'être de l'Etat même; on ne peut donc pas y mettre une limitation
juridique qui prévienne un abus de la part de l'organisme qui en exercera les
fonctions.
Pour Schmitt l'a priori constitutif et formel d'un tel système est l'aveugle confiance
en le législateur et en les procédures législatives; une confiance qu'il reconnaît être
illusoire et en tout cas insuffisante à la détermination du concept de limite et de
pouvoir.
Il nous parait intéressant souligner comment Hitler arrivé au pouvoir élimine le
jurement sur la Constitution, donc le présupposé même de la supériorité absolue de
la loi en tant que telle, pour y substituer le jurement sur sa personne; il décrète ainsi
l'appropriation du pouvoir à travers la transposition du caractère absolu du pouvoir
législatif et normatif en sa personne qui est présentée d'emblée comme la
personnification de l'esprit du peuple qui peut ainsi bien rester souverain.
Avec cet acte d'usurpation total de la neutralité de la loi et de l'Etat, il fait du système
législatif une vestige vide de contenu et de l'Etat une forme esthétique utilisable
comme organe de façade pour les relations avec les autres pays.
Au sujet de l'Etat de façade, la Arendt nous explique comment le régime nazi se
présente en tant qu'organisation à la fois artificielle et réelle; le mouvement avec ses
différentes organisations affiliées au parti regroupe d'un coté la masse des individus
ordinaires qui doivent retrouver dans ces cadres la forme pleine et efficace de l'Etat
omniprésent et fonctionnel et de l'autre, les membres effectifs qui, eux, s'occupent
justement de renvoyer l'image du monde correspondante à la Weltanschaaung du
parti.
L'activité de ces membres est donc finalisée à construire un cadre de la réalité qui
doit rassurer les masses au sujet de la coïncidence entre la propagande des idées et la
réalité effective, l'administration joue alors le rôle de mécanisme de conjoncture et
au même temps d'organisme de pression permanente qui doit veiller à ce que l'image
du monde offerte par l'idéologie ne se réduise jamais à la normalité d'un état de
choses acquis et immuable; le principe du mouvement constant doit agir pour
conjurer le danger plus important pour un système totale: l'uniformité du quotidien et
la conviction que l'ennemi s'est retiré.
Les masses ont besoin de savoir que le danger est toujours présent et que l'action de
lutte est toujours vive, le pouvoir est en constant mouvement et l'agression de
l'ennemi toujours justifiée; au même temps l'omniprésence du contrôle policier
rappelle la force de l'Etat et sa rigueur en rappelant aussi que la volonté ferme de
chacun est appelée à s'accomplir dans l'action au sein de l'organisation.
Bien évidement l'action réservée à ces sympathisants est assez réduite et n'infère
d'aucune manière sur la conduite du mouvement, mais elle sert en tant que facteur
illusionniste, comme moyen de participation intime et de responsabilité collective
par rapport à la destinée de la nation.
"L'appareil d'Etat est transformé en organisation de façade composée de
bureaucrates sympathisants: pour les questions intérieures leur rôle est de répandre
la confiance dans la masse des citoyens qui sont seulement coordonnés; quant aux
af aires étrangères, leur tâche est de donner le change au monde extérieur non
totalitaire. Le chef, en sa double qualité de chef de l'Etat et de guide du mouvement,
réunit en sa personne une inflexibilité de militant portée à son plus haut degré et la
confiance que la normalité inspire"[63].
La forme factice d'Etat que le nazisme a laissé subsister en la privant de toute
autorité réelle, sert alors à donner à la nation la certitude de faire partie d'un
ensemble légitime qui, appelé à accomplir le destin de son histoire et de l'histoire du
monde, est guidé et protégé dans sa mission par l'autorité foncière de l'institution qui
le représente comme légitime face aux autres pays, l'Etat, le Reich allemand.
La pratique de dédoublement systématique des organismes
gouvernementaux et étatiques en général, permet de donner une image légale du
fonctionnement des institutions d'Etats tout en confiant la gestion réelle du pays et
des pratiques politiques et administratives aux doublures gérées par les membres du
mouvement.
L'Etat est réduit à un rien vide de pouvoir qui est toutefois la forme dont le régime
nazi se sert pour exister face au monde et à la diplomatie internationale; une
nécessité, celle d'utiliser ce fantôme étatique, qui était destinée à disparaître une fois
le projet de domination mondiale accompli.
L'exceptionnalité de l'Etat hitlérien devient ainsi l'exception de l'Etat à l'Etat: l'Etat
est et vit en fonction de sa propre exception, l'Etat fait exception à luimême là où la
loi et sa force naturelle et absolue se dissout pour devenir et s'appliquer en tant que
norme; la loi devenue norme permet au pouvoir de créer la réalité au fur et à mesure
des possibilités de la conformer à la Weltanschaaung conçue par le mouvement. En
ce sens la force du système hitlérien réside non pas dans la rigueur de l'idéologie et
dans la correspondance entre le programme et l'action, mais bien plutôt dans la
rationalité de son action pratique, dans la logique serrée du projet politique de
domination du monde sur des bases raciales, projet qui sera réalisé selon les
circonstances et avec le concours de toutes les institutions classiques de l'Etat
repensées et réaménagées en fonction de ce projet même.
Dans ce domaine d'exception où le Reich nazi agit et se produit, le droit, exilé du
terrain de la Loi, se retrouve directement lié au principe de la volonté du chef et de la
mission spirituelle de la nation; seul critère de justification et de légitimité du droit
devient ici la sauvegarde de la race aryenne et la victoire sur le monde de la
domination du
peuple allemand.
Le droit n'est plus que la légitimation a posteriori d'un état de fait qui est déjà en
train de se produire, la constitution de l'Etat raciste allemand et la loi redevient ipso
facto la manifestation de l'esprit et de la volonté originaire de la Loi naturelle qui
impose aux hommes comme aux Etats de s'engager dans la lutte pour l'existence
pour mériter une place dans l'histoire et dans le monde.
Caractéristique d'un tel système qui renvoie la loi hors du terrain de la légalité
immuable pour l'exiler et la fonder dans un supposé ordre naturel, est la politique
antisémite visant l'expoliation des droits civiques pour les Juifs; mettre des sujets
hors du système légal, les priver de tout recours en justice, les rendre étrangers en les
empêchant de se réclamer de la citoyenneté allemande, seule garantie de liberté,
constitue la condition préliminaire pour les exclure du monde des sujets juridiques et
pour cela inviolables.
La Arendt introduit à ce sujet la figure de l'innocent en tant qu'image type du détenu
dans les camps d'extermination; les innocents sont tous ces individus privés de leur
personne juridique et condamnés sans avoir commis aucun crime. Un individu en
possession de ses droits civiques doit se mettre dans la condition de commettre un
acte illégal, ou d'y être contraint, pour qu'on puisse lui appliquer la peine adéquate et
le priver d'une partie de ses droits.
L'individu, par contre, expolié de sa personne juridique et considéré comme ne
faisant pas partie du système légal où l'on applique une peine pour un crime, cet
individu devient le sujet parfait pour l'application inconditionnée d'un châtiment hors
la loi, le châtiment correspondant au crime d'exister.
Cet individu devient le sujet idéal pour l'exercice absolu du pouvoir qui se veut total,
il permet au pouvoir de se produire en toute sa puissance car il peut agir sur son sujet
en agissant sur son droit à la vie, sur la durée et les conditions de cette vie. Le
pouvoir devient ainsi au travers de ces viesnues, la manifestation absolue de ce que
l'on entend pour biopolitique négative, la puissance destructrice d'une politique qui
fait de la vie son objet et son sujet, qui en décide les limites et la valeur et qui, mais
seulement après et comme le moins puissant des pouvoirs, en détermine la fin.
"Telle est la prétention monstrueuse, et pourtant, apparemment sans réplique, du
régime totalitaire que, loin d'être sans lois, il remonte aux source de l'autorité, d'où
les lois positives ont reçu leur plus haute légitimité; loin d'être arbitraire, il est plus
qu'aucun autre avant lui, soumis à ces forces surhumaines; loin d'exercer le pouvoir
au profit d'un seul homme, il est tout à fait prêt à sacrifier les intérêts immédiats de
quiconque à l'accomplissement de ce qu'il prétend être la loi de l'Histoire ou celle de
la Nature"[64].
Caractéristique de l'Etat nazi en tant qu'Etat d'exception est la redéfinition de deux
concepts, celui de guerre et celui d'ennemi; dans les deux cas on assiste à
l'effacement des vieux principes dictés par les règles du droit de guerre international,
le jus bellicum europaeum.[65]
L'ennemi est identifié par rapport à son être autre, à son être l'étranger qui par son
essence même se situe hors du système; dans le système nazi l'ennemi est l'autre en
tant que l'autre nature biologique, le sujet inhumain qui se situe hors de l'ordre que la
Nature a conçu pour les vivants, c'est ennemi est le Juif et son étrangeté est le danger
absolu pour cet Ordre supérieur qu'il viole avec sa seule existence.
"(l'ennemi) il se trouve simplement qu'il est l'autre, l'étranger, et il suf it pour définir
sa nature, qu'il soit, dans son existence même et en un sens particulièrement fort, cet
être autre, étranger et tel qu'à la limite des conflits avec lui soient possibles qui ne
sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l'avance, ni
par la sentence d'un tiers, réputé non concerné et impartial"[66].
Dans ce contexte le pouvoir absolu et souverain reviendra dans les mains de celui
qui pourra se faire maître de la décision d'entrer en guerre et de désigner l'autre en
tant qu'ennemi; souverain est donc le pouvoir de décider de l'entrée dans un état
d'exception, l'état de guerre,
et sur les modes de cet état.
On peut dire que Hitler s'est emparé de cette souveraineté absolue en décidant
d'ouvrir l'état de guerre international et en déclarant les Juifs comme ennemi absolu.
"Ni l'existence des moyens d'extermination, ni une méchanceté préméditée de
l'homme ne constituent la menace dernière. Celleci réside dans le caractère
inéluctable d'une contrainte morale... La logique de la valeur et de la nonvaleur
déploie sa pleine rigueur destructrice et contraint à des discriminations, à des
criminalisations et à des dépréciations toujours nouvelles, toujours plus profondes,
jusqu'à l'extermination de tout sujet sans valeur, indigne de vivre"[67].
Et dans le domaine de la politique extérieure la guerre totale pour la domination de
la race aryenne des seigneurs a bien été le véritable but de toute action entreprise par
Hitler visàvis des autres puissances européennes; le même sentiment de mépris qui
lui avait permis de désigner les Juifs comme des sujets inaptes à vivre, lui fait
considérer les autres peuples comme des potentiels matériels d'exploitation pour
l'accomplissement de la production de la race supérieure.
On se limitera ici à reporter quelquesunes de ses considérations et on s'abstiendra de
tout commentaire; il ne nous intéresse pas de le contester ou de les analyser car elles
relèvent de la pure exaltation hystérique, mais elles montrent, et c'est là leur valeur,
quelle peut être la puissance d'un pouvoir qui s'approprie de la décision sur et de
l'Etat
d'exception et qui arrive à réaliser et par là même à détruire la politique en tant que
moyen de guerre absolue; l'axiome de Clausewitz demande alors d'être renversé,
comme nous l'indique Michel Foucault: c'est la guerre qui devient la continuation de
la politique par d'autres
moyens, c'est la guerre l'essence de la politique internationale nazie.
"L'Allemagne ne sera véritablement l'Allemagne que lorsqu'elle sera l'Europe. Tant
que nous ne dominerons pas l'Europe nous ne ferons que végéter... Notre espace
complet à nous c'est l'Europe. Celui qui la conquerra imprimera son empreinte au
siècle à venir. Nous sommes désignés pour cette tâche. Si nous ne réussissons point,
nous succomberons, et tous les peuples européens périront avec nous. C'est une
question de vie ou de mort".
"Il ne s'agit pas de fabriquer une Paneurope pacifiste, avec le bon oncle allemand
au centre qui écourte agréablement le temps d'études aux braves neveux... ce qu'il
faut c'est qu'une Europe germanique crée les bases politiques et biologiques qui
seront les facteurs perpétuels de son existence... Il ne peut y avoir un droit égal pour
tous nous y conformer. C'est pourquoi je ne reconnaîtrai jamais aux autres nations
le même droit qu'à la nation allemande. Notre mission est de subjuguer les autres
peuples. Le peuple allemand est appelé à donner au monde la nouvelle classe de ses
maîtres".
"La guerre sera ce que je veux qu'elle soit. La guerre c'est moi".
"La création n'est pas terminée, du moins en ce qui concerne l'homme. Du point de
vue biologique, l'homme arrive nettement à une phase de métamorphose. Une
nouvelle variété d'homme commence à s'esquisser, dans le sens scientifique et
naturel d'une mutation. L'ancienne espèce humaine est entrée déjà dans le stade du
dépérissement et de la survivance. Toute la force créatrice se concentrera dans la
nouvelle espèce. Les deux variétés évolueront rapidement en divergeant dans des
directions opposées. L'une disparaîtra, tandis que l'autre s'épanouira et dépassera
de loin l'homme actuel. J'aimerais assez à donner à ces deux variétés les noms
d'HommeDieu et d'AnimalMasse".
A cela Rauschning commente:
"Mais où se trouve le Dieu qu'à invoqué tant de fois Hitler dans ces discours et qu'il
nomme la Providence et le ToutPuissant. Dieu est la statue de l'homme, l'Homme
Dieu qui se dresse, telle une oeuvre d'art, dans les Burgs de l'Ordre. Dieu est Hitler
luimême"[68].
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