Sale bête, sale nègre, sale gonzesse... Identités et dominations
Analyse du système des insultes
Ce que nous apprennent les insultes
Les
insultes sont des mots ou des expressions toutes faites, dont le
caractère offensant est immédiatement perçu par tous, et que l’on
utilise pour attaquer quelqu’un à qui l’on s’adresse directement, en le
rabaissant et en lui signifiant du mépris. Parce qu’il leur faut être
immédiatement compréhensibles à chacun, elles négligent tout caractère
réellement individuel pour ne se référer qu’à des catégories sociales :
et c’est ainsi qu’elles sont une bonne source d’indications sur les
rapports sociaux. C’est pourquoi elles sont normalisées (contrairement à
celles, par exemple, qu’affectionne le capitaine Haddock, et qui
justement font rire pour cette raison : elles ne sont pas effectives, ne
seraient pas comprises et donc pas réellement offensantes), et aussi
pourquoi elles sont particulièrement bêtes et mesquines : c’est que,
comme d’autres aspects du langage mais avec plus de vivacité et clarté,
elles expriment les catégories sociales déterminantes et l’ordre
dominant.
Toujours, injurier quelqu’un consiste à l’attaquer en
dévalorisant ou en niant l’image qu’il est censé (par le corps social)
avoir de lui-même. Et si le ton de mépris ou de haine joue également un
grand rôle, le contenu (la signification) de l’insulte n’est pas du tout
indifférent : il obéit à des règles strictement codifiées et à des
types bien définis, qui révèlent ainsi les rapports sociaux de
domination et les représentations d’eux-mêmes que les humains acceptent
(semble-t-il) si facilement.
Les insultes ont donc en commun
d’attaquer une identité sociale de l’injurié, dans une situation de
conflit. L’Espèce et le Sexe (mais la Race aussi) sont parmi les plus
fondamentales de ces identités : ce sont des catégories sociales, qui
apparaissent d’autant plus évidentes par elles-mêmes que leur rôle
social est plus omniprésent, et qui permettent, au sein d’une société
donnée, de classer des individus et de les remiser en divers paquets,
avec des conséquences tout à fait concrètes. Ces catégories sont bien
plus conventionnelles et arbitraires qu’il n’y paraît spontanément :
ainsi, il y a cinquante ans, « blonde » ou « brune » (pour les individus
remisés dans le groupe femmes) étaient des catégories très importantes,
comme l’indiquent les chansons, mais qui n’existent plus aujourd’hui.
Toujours est-il que les insultes sont des expressions abouties, et même
souvent caricaturales, de l’omniprésence de ces catégories et des liens
de hiérarchie qu’elles entretiennent, et qu’elles permettent donc dans
un premier temps de s’en faire une idée (même si on peut perdre un peu
alors le sens de la nuance).
Comme en fait je n’ai pas du tout
l’intention d’entreprendre un inventaire exhaustif de tous les types
d’insultes, et que je ne veux m’attacher qu’aux catégories existantes
qui conditionnent le plus la vie des humains, ne vont m’intéresser ici
que certaines d’entre elles, qui sont tout de même, et de loin, les plus
fréquentes : les insultes racistes, sexistes, homophobes ou...
spécistes.
Les insultes racistes
Les injures racistes traitent un
Juif de youpin (ou sale Juif), un Noir de nègre (ou sale nègre), un
Arabe de bougnoul (sale Arabe)... On a une bonne idée du statut de ces
humains lorsqu’on remarque que pour les attaquer on ne les compare pas à
« quelque chose d’autre », mais qu’au contraire on insiste simplement
sur « ce qu’ils sont » : youpin signifie juif, nègre noir, etc., ces
mots étant seulement plus explicitement péjoratifs. De même, « sale »
n’est introduit que pour expliciter ce caractère péjoratif, « sale
juif » par exemple ne signifiant pas « juif de la variété sale », mais
« juif, donc sale ».
Dans notre civilisation « blanche », tout Blanc
(non juif, du moins) sera épargné par les insultes racistes : car
« blanc » n’est pas dévalorisant. Et je ne serai jamais traité ni de
bougnoul ni de nègre, parce que me manquent les signes fondamentaux de
cette « différence » qui collent à la peau d’autres et les distinguent
négativement.
Les insultes sexistes
Les injures sexistes qui
s’adressent aux hommes, elles, ont trait directement à l’appartenance de
sexe (la catégorisation de sexe, en homme ou femme) ou prennent pour
cible la sexualité (la catégorisation en fonction des préférences
sexuelles).
Eh bien, lorsqu’on attaque les hommes directement en tant
qu’hommes, on les traite... de femmes : gonzesse, femmelette,
sans-couilles.... Par ailleurs on les traite aussi, ce qui est plus ou
moins censé revenir au même, de « faux » hommes, d’hommes passifs,
d’« hommes-femmes » en quelque sorte, en les assimilant à ceux n’ont pas
la bonne sexualité (celle, masculine standard, qui fait un « vrai
homme ») : pédé, enculé, tapette, tante...
Ainsi, bien que j’aie de
façon indéniable un pénis, du poil au menton, etc., je peux encore être
nié dans ma qualité d’homme : mes caractères physiques ne sont que des
présomptions de mâlitude, insuffisantes pour me remiser ad vitam
aeternam dans la catégorie « homme ». Il y faut aussi les attitudes dont
la société estime qu’elles leur correspondent : virilité,
hétérosexualité, courage, dynamisme (caractère actif et individuel),
etc. Le fait d’être « un homme » ne semble pas aller autant de soi que
celui d’être « un Noir ». Finalement, « homme » n’est pas du tout un
attribut aussi « naturel » qu’il semblerait de prime abord ...
Par
contre, le fait d’être femme l’est clairement plus, « naturel », puisque
pour attaquer une femme en tant que telle on ne la traite pas d’homme,
mais au contraire, on marque sa non-virilité, c’est-à-dire qu’on la
traite en toute bonne logique de... vraie femme (putain, salope, gouine,
connasse, pétasse, conne). De « vraie » femme, puisque, comme on sait,
dans la représentation courante les femmes restent essentiellement mères
ou putains, comme l’exprime la caricature machiste : « Toutes des
salopes, sauf ma mère ! ». C’est le fait que l’on puisse injurier une
femme en la traitant dans le fond simplement de femme [1] qui donne le
plus clairement la mesure du mépris dans lequel sont tenus la moitié des
humains.
De plus, contrairement à celle des « hommes », et comme
celle des « Noirs », la catégorie « femme » est censée être
« naturelle » : on n’en échappe pas (malgré quelques dérogations
limitées, du type « elle a plus de couilles que beaucoup de mecs ») ;
nul besoin d’un comportement particulier pour être une femme, le sexe
biologique suffit (« on naît femme, on devient un homme »).
Les insultes spécistes
Et,
enfin, on peut encore attaquer un humain quel qu’il soit dans son
humanité : en le traitant d’inhumain (monstre), d’humain raté (avorton,
taré, mongolien), ou d’un nom d’animal quelconque : soit chien, porc,
âne, cochon... soit chienne, truie, dinde... (ici aussi le sexe reste
trop déterminant pour être oublié). Ou bien encore on l’attaquera sur
les attributs présumés de l’humanité, principalement la raison (fou),
l’intelligence (âne, idiot, bête, imbécile, stupide, débile) ou...
l’« humanité » (salaud, monstre, sans cœur).
Là aussi mon humanité,
pourtant censée être fondée sur des signes biologiques évidents, peut
m’être retirée, notamment si je ne satisfais pas aux critères de
comportement requis. Elle n’est pas très « naturelle » non plus, et
n’est pas acquise d’emblée...
J’appelle cette dernière classe
d’insultes « spécistes », d’une part parce qu’elles s’attaquent à notre
identité d’espèce, et d’autre part (mais cela est bien sûr directement
lié), parce qu’elles font référence de façon péjorative à d’autres
animaux qui sont, eux, dévalués parce que n’appartenant pas à la bonne
espèce, celle de référence, l’humaine. L’adjectif « spéciste » est
évidemment construit sur le modèle de « raciste » et « sexiste », et
l’analogie faite ici est bien pertinente : bien que les humains sachent
que les animaux ne parlent pas, les « sale bête » ponctuent volontiers
les coups de pied d’un « maître » à son chien.
Voilà clos ce rapide
tour d’horizon [2]. Les insultes qui jouent sur les identités sociales
sans pour autant reprendre les schémas que l’on vient de voir sont peu
nombreuses et visent généralement plus à se moquer (plus ou moins)
gentiment qu’à réellement blesser. À peine peut-on encore parler
d’insultes : ainsi, les seules qui traitent un humain mâle de mâle (par
une référence au signe de mâlitude qu’est le pénis) sont bon-enfant et
souvent affectueuses : couillon, cornichon, andouille. Ce sont en fait
des variations humoristiques sur le thème de l’injure, qui ne sauraient
se prendre véritablement au sérieux.
Insultes et appartenances
Ces
différents types d’injures ont en commun d’attaquer l’individu,
identifié à une catégorie sociale, dans cette appartenance même ; soit
en la niant si son groupe est dominant, soit en insistant dessus dans le
cas contraire. Elles l’attaquent donc non en tant qu’individu
singulier, mais en niant sa singularité pour ne plus se référer qu’à son
appartenance, fictive ou non, reconnue par lui ou non. C’est à travers
la catégorie toute entière qui lui est attribuée que l’individu est
censé être dévalorisé, et l’insulte ne l’atteint que si (ou parce que)
lui-même adhère à cette catégorisation, c’est-à-dire accepte le jeu. Et
il faut convenir que... ça marche ! (en notant par ailleurs que la
haine, le mépris, la volonté de détruire dont l’insulte est vecteur sont
aussi en soi déstabilisants, terroristes.)
Les insultes ont pour
effet de verrouiller l’appartenance d’un individu, lorsqu’il s’agit d’un
groupe dominé. Cette catégorie (noir, femme, bête...), identifiée à
l’aide de « signes » anatomiques, est perçue comme « naturelle » ;
l’individu ne peut donc en changer, et les insultes le remettront
toujours à sa place. À l’inverse, les critères d’appartenance à un
groupe dominant sont ressentis comme moins purement naturels,
biologiques ; doivent s’y ajouter des critères de comportement
obligatoires sous peine de déchoir et d’être remisé dans une catégorie
dominée. Les dominants se perçoivent donc comme une catégorie naturelle
et sociale, ou plutôt, comme une catégorie naturellement sociale, les
catégories dominées étant, elles, vues comme purement naturelles [3].
Paradoxalement
cependant, l’appartenance à la catégorie dominante est conçue comme la
norme ; puisque le mot « homme » désigne aussi tous les humains, un
homme est un homme tout court, et une femme est un homme plus, ou plutôt
moins, sa féminitude. L’appartenance à une catégorie dominée est perçue
comme faisant relief négativement sur la « bonne » communauté, la
normale, celle de référence. Le fait d’être « un Blanc » par exemple est
généralement un implicite, non formulé : il correspond directement à
l’appartenance à la société, à la civilisation (la vraie !), à
l’humanité typique...
Quand l’individu fait partie du groupe
dominant, les insultes peuvent remettre en cause cette appartenance.
Cela se fait peu pour la race (on traitera rarement un Français bon
teint de bougnoul ; les nazis avaient cependant l’expression
« enjuivé ») ; s’adressant à un membre de la catégorie la plus
« normale » (un humain mâle bon teint), les insultes de loin les plus
nombreuses sont celles qui contestent, à travers le comportement,
l’identité sexuelle et celle d’espèce. La représentation que nous avons
de nous-mêmes semble ainsi construite d’abord sur ces deux identités
sociales fondamentales, dans une certaine mesure liées : l’identité
sexuée et l’identité humaine, modes de représentation de nous-mêmes
socialement imposés, correspondant à des statuts sociaux.
Cela se
retrouve également dans nos vêtements et nos aménagements corporels
(coupe de cheveux, etc.), uniformes bel et bien obligatoires en
pratiquement toutes circonstances. Être vêtu est en soi symbole de notre
humanité (obligatoire au moins en public), tout comme l’est la
civilisation de notre corps (qu’on arrache à la « pure naturalité » en
passant chez le coiffeur, par exemple). Les vêtements doivent en outre
obéir à des critères plus ou moins stricts, ceux d’une époque et d’une
civilisation, marquant ainsi l’appartenance à une culture donnée, et de
façon indirecte encore à l’humanité. Enfin, last but not least, ils
doivent être féminins ou masculins, et cela aussi est pour une grande
part obligatoire [4].
Nos identités et nos statuts sociaux
J’entends
par identité sociale une image de nous-mêmes qui nous est donnée par
notre environnement social à la fois comme nature et comme modèle, à
laquelle nous sommes tenus de nous conformer dès la naissance, et à
partir de laquelle nous nous construisons : elle façonne notre attitude
générale face au monde, face à nous-mêmes comme face aux autres, et nous
pourvoit en valeur. Bien qu’elle ne nous détermine pas entièrement et
que nous puissions prendre quelques libertés avec elle, il s’agit d’une
image sur laquelle nous comptons trop en toutes choses et à laquelle
nous sommes trop souvent ramenés par les autres pour pouvoir nous en
débarrasser ou simplement en faire abstraction.
L’identité sera
l’aspect subjectif du rôle social, et le rôle social l’expression dans
les actes (objective) de l’identité. Tout individu a une identité
d’espèce, de sexe et de race (et beaucoup d’autres encore, moins
fondamentales, moins perçues comme « naturelles »), correspondant
chacune à divers rôles sociaux, eux-mêmes liés à divers statuts sociaux.
Dire à quelqu’un qu’il est peu humain (« complètement taré ! ») ou
qu’il est un animal, qu’il est une femme, qu’il n’est pas de bonne race,
peut le blesser sérieusement, et est couramment pratiqué dans ce but.
Le fait même que celui qui se fait ainsi verbalement traiter le ressente
mal est le signe de son mépris pour les non-humains, pour les individus
qui ont un sexe femelle, pour ceux qui sont d’ailleurs. C’est aussi par
contre le signe de son grand respect pour son appartenance à
l’humanité, à son propre sexe, à sa propre communauté : quelle mine il
fait, si on cherche à remettre en cause cette appartenance ! Et ce genre
de pratique qui semble si dénué de sens, si absurde, qui consiste à
traiter quelqu’un soit de « ce qu’il est », ou au contraire de « ce
qu’il n’est pas », est en fait pris au sérieux par tous, ou peu s’en
faut ! Qui, homme ou femme, blanc ou non, homo ou hétérosexuel...,
aurait le réflexe d’éclater de rire, et de bon coeur, à s’entendre
traiter d’enculé, de pétasse, de sale nègre, de porc ? Non, par delà le
simple fait d’être haï ou méprisé, il s’agit bien en soi d’un mauvais
traitement, face auquel l’âme fière pâlira et l’âme moins bien trempée
s’empourprera. Une partie de la misère des humains ne se niche-t-elle
pas là, dans cette difficulté à prendre une distance par rapport à ces
images de soi-même ? Des images qui ne sont d’ailleurs même pas
directement de soi, mais seulement du groupe auquel on est socialement
identifié ! Quelle rigolade !
En fait, non, ce n’est certainement pas
drôle, et ce n’est pas une simple histoire de mots. Rares sont ceux qui
peuvent ne pas se sentir concernés ; car derrière les mots se cachent
des différences de statut fondamentales, et selon celui qui nous est
assigné nous pouvons être propriétaire ou esclave, bon vivant ou bien
mort. Homme ou femme, je lirai le journal et rapporterai une paye plus
élevée de moitié, ou ferai la vaisselle et torcherai la marmaille. Mâle
homo ou hétérosexuel, on me crachera au visage ou je serai l’enseigne de
la respectabilité. Humain ou animal (non humain), je jouirai de droits
élaborés et ma vie sera sacrée, ou l’on pourra me faire ce que l’on
voudra pour n’importe quel motif (comme me plonger vivant dans l’eau
bouillante, si je suis classé truite ou homard !). Les mots désignent
des réalités, des statuts qui ont une telle incidence sur notre vie et
sa qualité, qu’il ne peut être indifférent à quiconque que l’on cherche à
rabaisser la catégorie à laquelle il appartient.
Car toujours, dans
un conflit, les injures sont potentiellement un premier pas. En
assignant verbalement à un adversaire une position de dominé dans le
système hiérarchique social (en lui rappelant sa position sociale réelle
lorsqu’il s’agit déjà d’un dominé, ou en le ravalant à une catégorie
inférieure dans le cas contraire), on le met en demeure de se soumettre
ou de se préparer à être traité physiquement comme un dominé,
récalcitrant de surcroît : c’est-à-dire, fort mal.
Les insultes, en
nous renvoyant brutalement à nos identifications de groupe, renforcent
celles-ci (et la hiérarchie entre elles), et ceci tant pour l’insulteur
que pour l’insulté. Attaquer par exemple un humain dans son humanité,
cela revient en fin de compte à renforcer l’obligation à laquelle je
suis moi-même aussi soumis de me conformer à « mon » humanité, qui plus
est au détriment des idiots, des handicapés ou des non-humains. Non
merci.
Car les identités sociales font référence à des groupes (que
j’appelle groupes d’appartenance) auxquels je suis censé appartenir et
qui ont de ce fait des droits sur moi, sur mes agissements, etc. C’est
pourquoi les insultes ne sont pas un problème en soi, ne sont pas le
problème : elles n’en sont qu’une expression. J’aurais pu tout aussi
bien parler du ridicule et de la peur qu’on en a si souvent. Les
insultes ou la peur du ridicule sont un bon révélateur de notre
enfermement à tous dans différentes catégories sociales, qui déterminent
notre vie à tous les niveaux, et dont il est très difficile de sortir.
Être
blanc, homme, et humain, c’est être inscrit comme dominant sur une
échelle hiérarchique qui comprend, donc, aussi des dominés. C’est
bénéficier de privilèges, matériels et identitaires..., dont de dominer
d’autres, sans soi-même risquer de l’être. Mais c’est aussi toujours
avoir sous les yeux l’exemple des dominés, de la façon dont ils sont
traités, en sachant que si l’on cesse d’avoir les comportements requis
par son groupe d’appartenance, on en sera exclu, et alors éventuellement
passible des mêmes mauvais traitements.
Aspects communs des formes de domination
Toujours,
les dominations présentent deux aspects, que l’on peut théoriquement
isoler l’un de l’autre, mais qui dans la pratique sont souvent
indissociables : un que j’appelle matériel (on pourrait aussi dire
objectif), et un que j’appelle identitaire (on pourrait dire subjectif).
Le premier consiste en une exploitation, une mise à son service du
dominé par le dominant, qui vise à en retirer des avantages matériels,
par l’utilisation de son corps, de sa force de travail, de son
affection, etc. Le second aspect consiste pour le dominant à s’octroyer
une valeur positive, supérieure, au moyen d’une dévalorisation du
dominé : on ne peut se poser comme supérieur que relativement à autre
chose, qu’il faut donc inférioriser, mépriser. Cette valorisation est en
soi jouissive, source de plaisir.
Ces deux finalités de la
domination sont généralement indissociables : pour plier quelqu’un à sa
volonté, l’exploiter, et ceci sans problèmes de conscience graves, il
faut l’avoir dévalorisé, avoir cessé de le considérer comme son égal.
Mais inversement le fait d’utiliser quelqu’un, de le faire obéir à sa
volonté, de l’obliger à devenir un instrument de nos propres besoins
(quels qu’ils soient), indépendamment des siens, est une façon très
efficace de le dévaloriser, de l’inférioriser, de l’humilier : donc de
poser sa propre supériorité. Dans certains cas l’usage de la violence
n’aura pas pour but l’exploitation matérielle, mais uniquement la
dévalorisation : c’est ainsi que j’explique la consommation de la viande
(où c’est l’exploitation matérielle qui a alors pour but la
valorisation), et le sadisme des relations de pouvoir en général. De
toute façon, que le but soit matériel ou identitaire, la domination
s’exercera par la violence, effective ou simple menace explicite voire
implicite ; et elle s’appuiera sur une idéologie justificatrice, forme
sociale du mépris.
La domination, c’est la valorisation
Dans
toutes les sociétés, la supériorité (dominance) sociale s’affirme
symboliquement par le monopole, d’une part de l’usage légitime de la
violence, et d’autre part, de la possession de biens. L’usage de la
violence, et la possession de biens sont des annexes des individus
dominants, ils leur sont constitutifs. C’est-à-dire que ce ne sont pas
simplement des marques extérieures de leur qualité de dominants, mais
des attributs inhérents, qui en font partie intégrante.
Les individus
ne sont jamais appréhendés seuls, isolés de tout contexte : ils sont au
contraire perçus à travers ce qu’ils ont, qui exprime ce qu’ils sont
(ou ce qu’ils sont socialement censés être). C’est que je suis
effectivement ce que je possède, ce qui, à des degrés divers, me
constitue : mon corps, mes vêtements et autres objets, mais aussi mon
caractère, mes projets, mes intérêts, mes sentiments, mon passé, mes
relations, etc [5].
La possession de biens, c’est-à-dire, de choses
qui sont perçues comme m’étant originellement extérieures, non propres,
me permet, par leur annexion, leur appropriation, leur incorporation à
mon individualité, de me poser relativement aux autres comme plus ou
moins gros, plus ou moins puissant, plus ou moins riche en valeur(s) :
ma valeur dépend de ce que je possède (au sens large) et peux faire
valoir.
Ce sont bien sûr les biens les plus prestigieux qui confèrent
le plus de valeur à leur propriétaire. Dans de nombreuses sociétés,
lorsque les conditions s’y prêtent, les biens les plus prestigieux sont
d’autres êtres vivants qui sont appropriés, annexés à leur
propriétaire : animaux, enfants, femmes, esclaves. Propriétés d’un
autre, ces individus n’ont pas eux-mêmes dans les cas les plus extrêmes
de propriété du tout, y compris celle de leur corps ou de leurs traits
de caractère, et n’existent pas socialement en tant qu’individus, que
propriétaires.
Instrumentalisés, les dominés reçoivent des attributs
d’instruments. Un tournevis est fait pour visser, fait par le fabricant.
Une femme de même est faite pour faire des enfants, etc. : mais par
qui ? Sa fonction procréatrice n’est pas façonnée par un humain ; c’est
donc un troisième partenaire qu’on introduira, un partenaire complice,
qui fait les femmes pour les hommes comme il pourrait aussi faire pour
eux, mais ne fait pas, des tournevis : ce partenaire, c’est la Nature.
Ainsi les dominés en général sont-ils naturalisés, faits par nature pour
faire ou subir ce qu’ils sont obligés de faire ou subir [6].
L’autre
versant de l’idéologie, qui en est l’exact contrepoint, concerne alors
les dominants : ceux-ci se retrouvent valorisés, investis d’une valeur
égale à celle dont sont dépossédés les dominés, individualisés à la
mesure même de la dés-individualisation que subissent les appropriés, et
enfin se posent, eux, comme étant leur propre fin : ils existent pour
eux-mêmes, par eux-mêmes, etc.
La valorisation à travers les appartenances
Je
n’ai jusqu’à présent parlé de la domination que sous un angle
individuel (la domination d’un individu par un autre, visant à une
exploitation matérielle et à une annexion identitaire). Mais, même si ce
point de vue individuel n’est pas incompatible avec l’angle social, il
reste insuffisant si l’on ne recourt pas à une analyse des rapports de
l’individu à sa société, à son groupe d’appartenance.
Les rapports
d’appartenance des individus sont contraints socialement, c’est-à-dire
que, même si nous y trouvons plus ou moins notre compte, il existe une
très forte pression sociale à nous conformer aux comportements
correspondant au groupe auquel nous sommes censés appartenir. Mais nous
trouvons aussi des avantages à cette socialisation : les diverses
appartenances qui nous sont imputées nous donnent une sorte de contenu
(on est homme, femme, humain... : c’est notre identité), assorti d’une
valeur qui sera plus ou moins grande selon les appartenances en
question, mais aussi selon la façon dont nous gérons le rôle (avec plus
ou moins de brio et de conviction...).
Or, schématiquement, les
groupes d’appartenance s’opposent deux à deux, selon un modèle
dominant/dominé : blanc, non-blanc, homme/femme, humains/animaux ; ce
modèle dominant/dominé correspond également grosso-modo aux dichotomies
valorisé/dévalorisé, social/naturel, libre/déterminé...
C’est que la
domination d’un groupe, d’une catégorie sociale, d’une classe, sur un-e
autre, lui permet de procurer une identité, fonctionnelle socialement
bien sûr, mais également valorisante, à ses membres : et elle lui permet
de fonder sa cohésion, car cette identité et sa valeur, qui sont pour
les dominants un privilège, leur sont communes et doivent être conquises
et défendues contre ceux à l’encontre desquels elles s’établissent. Ce
sont donc en grande partie leurs intérêts communs qui fondent la
cohésion du groupe des dominants, qui assurent qu’ils se soumettront à
leur fonction-statut social, étant entendu que pour ceux d’entre eux qui
refuseraient de s’y soumettre, par exemple en remettant en cause la
domination de leur groupe, il y a la réprobation-répression-pression
sociale, qui peut être ouvertement contraignante, et aller jusqu’à la
mort, l’exclusion ou la rétrogradation au statut de dominé, en passant
par la ridiculisation. C’est ainsi que je m’explique que les insultes
qui attaquent des dominants dans leur identité d’hommes ou d’humains se
baseront volontiers sur leur non-adéquation aux comportements imposés
par leur propre groupe.
Pour les dominés, il n’y a pas besoin du tout
(ou moins besoin, c’est selon les cas) d’une cohésion de groupe (qui
pourrait se révéler dangereuse pour les dominants) : c’est directement
la contrainte exercée par les dominants qui jouera le plus grand rôle
dans le fait que les dominés restent à leur place inférieure et
exploitée [7] : c’est ce qui c’est passé pour les esclaves ou les
indigènes des colonies, pour lesquels c’est la terreur plus que la
propagande (dont faisait tout de même partie la christianisation) qui
assurait la sujétion. C’est aussi la terreur plus que la propagande qui a
assuré tant bien que mal la soumission du prolétariat aux conditions
atroces des débuts de la révolution industrielle.
Toujours est-il que
c’est la domination sur un autre groupe qui crée subjectivement le
groupe dominant en tant que tel (et également le plus souvent
matériellement, parce que c’est l’exploitation des dominés qui fonde
très concrètement les conditions de vie des dominants). Ses membres se
considèrent comme égaux (les aristocrates anglais s’appellent des
« Pairs », par exemple), c’est ce qui les distingue des autres ; ils
sont égaux : cela signifie qu’ils sont investis, à peu de choses près,
de valeurs égales ; qu’ils ont accès aux mêmes privilèges (relativement
aux dominés), dont le plus important consiste sans doute justement à se
traiter les uns les autres de façon égale. La meilleure façon de se
rendre palpable le caractère distinctif de cette égalité consiste
logiquement à la mettre en contraste avec l’inégalité de traitement qui
est l’essence des rapports de domination, et qui est réservée aux
dominés [8].
Se livrer, donc, à des pratiques collectives
humiliantes, dégradantes, dévalorisantes envers les dominés sera une
bonne façon de resserrer les liens des dominants, de mettre en relief et
leur rappeler les privilèges qu’ils partagent aux dépens des autres.
Les pratiques en question sont celles qui vont instrumentaliser les
dominés, et elles seront d’autant meilleures si elles font appel plus
explicitement à la violence
L’analyse des insultes, de la logique qui
leur est sous-jacente, nous montre que lorsqu’un homme insulte une
femme en tant que femme, il se pose en contrepoint comme homme, comme
appartenant à la catégorie des hommes, qui est alors clairement exprimée
comme valorisée-valorisante. Lorsqu’un homme en insulte un autre en lui
refusant sa qualité d’homme (en refusant de reconnaître son
appartenance à cette catégorie), il se pose lui-même encore comme homme
en valorisant cette appartenance. Quand un humain en traite un autre de
non-humain (animal, sous-humain, etc.), il se renforce lui-même dans
cette appartenance, etc.
Or, il se passe la même chose lorsqu’on
quitte le niveau verbal pour gagner celui des actes : lorsqu’on
maltraite quelqu’un, on le dévalorise aussi en se valorisant soi ; s’il
s’agit d’un dominé, c’est alors une façon de bien inscrire son
appartenance à lui à un groupe dominé, de la lui rappeler tout en se
« prouvant » ainsi son appartenance à soi à un groupe dominant. Et si
c’est un égal que nous maltraitons, nous lui faisons ainsi quitter la
sphère des égaux, et nous assurons par contre que nous, nous en faisons
bien encore partie.
À ce niveau, on peut mettre sur un plan
d’équivalence des pratiques aussi diverses que le fait pour des garçons
de siffler des filles, que les viols collectifs ou individuels, les
ratonnades (d’homos ou d’immigrés...), les spectacles où des animaux
vont être tués à coups de pierre ou autres (corridas...), ou encore le
fait de manger de la viande... Les premières confortent les hommes dans
leur appartenance à la classe des hommes, et confortent la valeur qui
est associée à cette appartenance, les secondes confortent les humains
en général (et plus encore, parmi eux, les hommes) dans leur
appartenance à l’Humanité, en confortant simultanément la valeur qui lui
est associée.
Mon propos est que la lutte contre les dominations
passe donc aussi par la lutte contre les appartenances et les identités,
puisque les dominations jouent un rôle de valorisation des identités et
des appartenances des dominants, et que c’est là une de leurs raisons
d’être.
Une loi récente par exemple interdit toute atteinte à la
« dignité humaine » : je pense qu’un telle « atteinte » (non pas à la
dignité d’un individu, bien sûr, mais à celle de l’Humanité) est
nécessaire, qu’elle est un des axes que doit prendre la lutte pour
l’égalité de tous les animaux ; car, une dignité humaine n’a de sens
qu’en tant qu’elle est exclusive, qu’elle est dignité des seuls humains.
Je ne vois pas sur quoi se base une telle valorisation de notre
humanité... ou plutôt, malheureusement, je ne le vois que trop bien.
Yves Bonnardel
[1]
« La Femme » est aussi valorisée, dans une mesure limitée, dans la
représentation commune ; c’est pourquoi pour être péjorative, l’insulte
doit se référer explicitement à son rôle globalement inférieur :
« putain », « pétasse », etc. « Femme » tout court ne suffit pas. « Sale
femme » peut aussi se dire, alors que « sale homme » serait
complètement incongru. « Homasse », qui traite une femme d’homme, ne
s’utilise guère lors d’un face-à-face.
[2] Vu le mépris dans lequel
sont tenus les enfants et la domination qu’ils subissent, il est
étonnant qu’il n’y ait pas d’insultes explicitement liées à
l’infantilité ou la puérilité qui sont censées être leur nature
d’enfant. Tout juste trouve-t-on les adjectifs « morveux » ou
« merdeux », ou « pisseuse » pour les filles. S’il est clair que les
enfants sont appropriés, dominés et niés férocement, sans doute
respecte-t-on à travers eux le futur adulte, l’humain en devenir : notre
futur pair.
[3] Cf. à ce propos « De l’appropriation... à l’idée de
Nature », dans les CA n.11 (déc. 1994), qui expose les thèse exposées
par C. Guillaumin dans Sexe, Race, Pratiques du pouvoir et idée de
Nature (éd. Tierces, 1992) en les élargissant à tous les êtres
appropriés, donc aux animaux non humains également. Ce texte est
également disponible sur infokiosques.net
[4] Aujourd’hui les femmes
peuvent s’habiller en hommes sans faire scandale, mais très rares sont
les hommes qui revêtiront un uniforme féminin, si ce n’est « pour
rire ». Ceux qui le font parce qu’ils le désirent sérieusement se
verront, eux, agresser dans la rue. Cela en dit long sur l’actuelle
prétendue égalité des sexes : les femmes peuvent dans une certaine
mesure adopter des attributs ou comportements masculins auxquels
correspond une certaine valorisation, mais l’immense majorité des hommes
trouveraient ridicule de s’habiller en femme.
[5] Le verbe être
procède de la magie verbale : en fait, je ne suis pas, je ne fais
qu’avoir ; je ne vois pas comment rendre ce problème à travers le
langage, qui est fondamentalement inapte à l’exposer. Disons, donc, que
je ne suis pas autre chose que ce que j’ai, que ce qui m’est propre, qui
est ma propriété, et que mon être n’est pas autre chose que mon avoir
(les deux ne peuvent donc être opposés). Le mot essence vient du latin
esse (infinitif du verbe être) : or je n’ai pas d’essence, pas de
nature, rien ne peut prétendre à être en moi l’essentiel, mon vrai moi.
(cf. le texte de Philippe Moulhérac, en page 19 de ce numéro des CA).
[6] Cf. encore Colette Guillaumin, op. cit., et Y. Bonnardel, « De l’appropriation... à l’idée de Nature », CA n.11, déc. 1994.
[7]
Le cas de la domination des hommes sur les femmes est assez complexe de
ce point de vue, car il fait rentrer en jeu beaucoup de paramètres
différents, dont les conséquences se révèlent parfois contradictoires :
le fait est que les femmes ont toujours été l’objet d’une propagande
très importante visant à les convaincre elles-mêmes que leur place
sociale était naturelle (peut-être parce que ce sont elles qui ont le
rôle d’assurer en grande partie la perpétuation du système social par
l’éducation des petits enfants) ; le fait est que la violence est par
ailleurs tout de même très généralement utilisée à leur égard ; le fait
est aussi que leur appropriation individuelle par un individu dominant
(dans le mariage ou la relation de couple) leur fait (faisait) lier
leurs intérêts immédiats à ceux de « leur » homme, et empêche (-ait)
dans une large mesure une cohésion de classe de sexe effective...
[8]
L’appartenance à un groupe dominant aura aussi des répercussions
directes sur certaines catégories qui, sans être dominées et exploitées,
seront néanmoins dévalorisées et méprisées : ainsi, si l’appartenance
valorisée à l’humanité se fonde sur la domination—exploitation des
animaux, elle implique aussi un mépris plus ou moins affiché des
handicapés mentaux ou des idiots, qui, sans être pour autant
particulièrement exploités, sont tenus pour des sous-humains,
marginalisés dans les relations et objets de moqueries...
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